Gérard Cartier, qui prépare un hors-série sur Paul Louis Rossi pour Poesibao, scrute ici le dernier livre paru de l’auteur.
« D’abord faire entendre… »
On sait (on devrait savoir) que Paul Louis Rossi, récemment disparu, était un grand poète, l’un de ceux, peu nombreux, qui ont expérimenté des formes, des prosodies nouvelles. En y attachant des images universelles, en leur donnant force et éclat, il a exercé une influence discrète mais essentielle sur notre poésie. Par son œuvre, par sa participation à Change et à Action Poétique, il s’est inscrit dans le vaste courant de renouvellement de la pratique poétique qui a traversé le dernier tiers du XXe siècle. Mais alors que d’autres s’égaraient dans le formalisme ou l’hermétisme, Paul Louis Rossi n’a jamais renoncé à la clarté ni fui le réel, donnant à ses poèmes, par son travail sur le découpage des vers et sur le rythme, leur pleine puissance expressive – témoin son recueil de « natures inanimées », Cose naturali (Unes, 1991), l’un des sommets de son œuvre, où il expérimente avec une constante réussite une variété de dispositifs, du vers minimaliste à la prose éclatée.
Au reste jamais figé, toujours mobile, versatile, en quête d’autres formes, jusqu’à remettre la main dans des poèmes déjà publiés. Je pense tout à coup à Picasso que l’on voit, dans le film de Clouzot, poser ses couleurs, esquisser une image, la brouiller à peine apparue, la reprendre, bifurquer, effacer et corriger sans cesse (et l’on a souvent envie de lui crier à travers le temps : « Arrête maestro, c’est parfait ! »), ne fixant enfin l’œuvre – ne la considérant achevée – que par lassitude, l’acte de peindre lui important peut-être davantage que l’œuvre elle-même. J’y pense parce que Paul Louis Rossi fit comme lui, reprenant certains poèmes au fil des années pour les déployer autrement sur la page, leur donner un autre rythme, le plus souvent sans en changer un mot. Ainsi de plusieurs poèmes d’Époque des cerisiers (Point hors ligne, 1989), dont on peut lire des avatars dans des recueils ultérieurs – y compris dans celui qui paraît aujourd’hui.
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Paul Louis Rossi n’avait rien publié depuis les récits de Berlin, Voyage en automne (Tarabuste, 2015), il y a dix ans, et plus de poésie depuis vingt ans. Les Horizons égarés (quel beau titre !) est donc une manière d’événement. Il n’a rien de ces recueils de rogatons que laissent souvent après eux les écrivains. C’est même, pour qui ne connaîtrait pas l’auteur, une excellente introduction à son univers et à son écriture. Y sont rassemblés deux minces recueils publiés il y a une dizaine d’années dans des éditions de luxe richement illustrées par Thierry Le Saëc : Les Horizons égarés, donc, suivi de Les Brûleuses d’algues. Ces horizons sont ceux des îles aléoutiennes, au large de la Colombie-Britannique ; la fumée de ces algues, brûlées sur la côte bretonne, nous emporte jusqu’au Japon.
Les Horizons égarés nous conduit sur les traces de quatre intrépides voyageurs du XIXe siècle, dont le fameux von Chamisso, l’auteur de Peter Schlemihl, « celui qui a perdu son ombre », que Rossi considère comme son « double ». Ces poèmes, écrits d’après les anciens récits, sont des bribes de la vaste épopée aléoutienne qui hanta longtemps Paul Louis Rossi, dont les restes sont éparpillés dans diverses revues. Fortement ancrés dans la géographie, ornés des noms étranges des lieux et des plantes, colorés par les rites des peuples indigènes, troublés par des mots de leurs langues, ils ont la fraîcheur des poésies originelles. Beaucoup revêtent une forme chère à l’auteur : une courte prose narrative, apparemment claire, mais souvent allusive, à la grammaire et au rythme un peu bancals, suivie d’un poème de quelques tercets. Rossi y donne à la fin, en référence au théâtre nô, une manière d’art poétique : « d’abord faire entendre / faire voir ensuite », qui témoigne de l’importance qu’il a toujours accordée au travail prosodique.
La seconde partie du recueil, Les Brûleuses d’algues, illustre d’abord la veine bretonne, omniprésente dans son œuvre (« …le champ de salicorne rouges / s’enflammait au crépuscule… »), dans des vers empreints de l’imaginaire mélancolique propre à ces terres du bout du monde, mais gravés à la pointe sèche, visant à la perfection des incisions…
toutes choses
ne sont
que rêves
la fleur
retourne
à sa racine
bien que la flamme
soit éteinte
la mèche demeure
le vent de
l’impermanence
ne choisit pas l’instant
l’ombre
suit
la forme
… mais il s’en évade bientôt pour nous emmener au Japon, dans des poèmes inspirés par le théâtre nô et les Contes d’Ise, au récit allusif mais à l’écriture nette, ainsi que par quelques estampes érotiques. La section consacrée à ces dernières, « Époque des cerisiers », m’est particulièrement chère, non seulement parce que le thème est récurrent chez Paul Louis Rossi, et qu’elle est belle, mais aussi parce qu’elle est attachée à la dernière image que je garde de lui : c’est sous un cerisier en fleurs que le 7 avril dernier, au Père Lachaise, ses cendres ont été dispersées. De ces estampes claires, relevées de détails piquants (« dans un baquet divers poissons / encore agités dorades une pieuvre / accrochée au bord »), je ne donnerai pas en exemple l’une des scènes érotiques, mais, pour témoigner de la diversité des mètres pratiqués dans ce recueil, celle qui les introduit, d’une fraîche perversité :
Aperçues à travers un entourage de rideaux tendues, à l’époque des premiers cerisiers.
Comme on peut porter sur le carnet de frais ceux qu’on a fait pour les filles.
On les fait passer comme frais divers avec les compagnons de route.
Le Voyageur étant arrêté à son passage par des filles aux longues manches.
Comme elles étaient encore toutes jeunes, mais calculant largement leur âge.
Le palefrenier qui les accompagne les écarte, disant : Gare au cheval ! Gare au cheval !
Elles répondent : Soyez-là au printemps prochain !
Le recueil se clôt sur deux séries de poèmes quasi inédits, Méditations et Rivages, datant du milieu des années 80, écrits dans des lieux mythiques du Moyen-âge (Sénanque et Tintagel), des poèmes aux vers courts, chargés des émotions du lieu (« la mémoire est pour lui / seul comme le miroir / d’une mélancolie »), qui montrent que la voix et la manière de Paul Louis Rossi, très reconnaissables, sont fixées depuis longtemps.
Gérard Cartier
Paul Louis Rossi, Les Horizons égarés, dessins de l’auteur et un portrait de Marie Etienne, coll. Le Caré des lombes, Obsidiane, 2025, 14€