Luba Jurgenson, « Des lignes en filigrane », [Hanthologie*]


Dans cette nouvelle rubrique ‘Hantologie’, Luba Jurgenson en appelle à toutes les figures qui la hantent et fondent sa vie.


Quant au papier, il ne m’en reste plus.
J’écris sur ton brouillon…



C’est avec cette dédicace que commence le Poème sans héros d’Anna Akhmatova, enfin, si toutefois on peut dire qu’il commence quelque part. Début franchi d’un trait aux lectures précédentes – ainsi, on écarte la moustiquaire avant de pénétrer dans une pièce. Et voilà que je me prends les pieds – ou les yeux ? ou l’âme ? – dans la mousseline. Piétinement.
J’ai beau vouloir aller plus loin, cette phrase me retient sur le seuil. Ce constat terre-à-terre : il ne reste plus de papier. Au commencement était la carence. L’absence. On peut tout à fait imaginer qu’au moment où Akhmatova écrit ces lignes, le papier fait réellement défaut à Leningrad. Mais la question n’est pas là. Le papier fait toujours défaut. La page blanche est un rêve. L’angoisse de la page blanche est un luxe inimaginable.
Chalamov : sa page blanche à lui, c’est l’immensité neigeuse de la Kolyma.
Marina Tsvetaïeva écrivait en 1918 : « Je suis une page blanche ». Tsvetaïeva gardait le moindre lambeau de papier blanc, quitte à aller le chercher dans le feu. Comme je la comprends ! Je ne supporte pas non plus de jeter un bout de papier, il faut que tout soit utilisé. J’en fais des provisions, au cas où il viendrait à manquer. Mais peut-on faire provision d’air ? Parfois, en rêve, j’ai l’impression de suffoquer et soudain, le souffle revient, j’avais simplement oublié le poumon de rechange – de sauvetage. Tout aussi soudain, lorsque la plume est suspendue faute de surface où se poser, survient le brouillon d’autrui – le point d’appui. Un texte opaque, illisible transparaît un instant puis, en s’effaçant, laisse apercevoir l’infini des textes écrits par d’autres encore, sur lesquels il repose.
Une tour d’une hauteur infinie, donc un abîme tout aussi infini.
Des lignes en filigrane, illisibles, dentelle, nasse.
Filet ! Un filet au-dessus de l’abîme. Je ne tomberai donc pas.

J’écris sur ton brouillon. Des mots fantômes –
Mots d’autrui – affleurent en transparence.
Et fondent sans reproche, en toute confiance
Comme un flocon de neige dans ma paume.

Pas le texte achevé, le brouillon. Un texte en devenir. C’est par ce devenir passé que je deviens. En russe, « tchernovik » – brouillon – comprend la racine « tchern », noir. On dit en russe : écrire au noir (le brouillon) et écrire au blanc (le texte achevé). Tsvetaïeva fait dire à son papier blanc qu’il est aussi « terre noire ». Elle veut être née de rien. Akhmatova, elle, veut naître entre les lignes d’autrui – cette dédicace s’adresse au poète symboliste Annenski. Elle a découvert Annenski en 1910, en lisant les épreuves de son dernier recueil posthume. C’est alors, dit-elle, qu’elle a commencé à comprendre quelque chose à la poésie.
Est-ce ce jeu d’épreuves qui devient un brouillon ? Mais j’imagine plutôt des lignes manuscrites. Plus fragiles, sur du papier plus fin. La feuille retournée et, au dos, de nouvelles écritures.  
On attribue à Dostoïevski la phrase : « Tous, nous sommes sortis du Manteau de Gogol ». Akhmatova, elle, aurait pu dire : « Tous, nous sommes sortis du Coffret de cyprès d’Annenski ». Mais que signifie « sortir » ? Descendre – comme d’un ancêtre – ou s’enfuir ? Sortir, c’est naître. Écrire sur ton brouillon. Qu’importe qui est ce « tu » : un poète, le dieu du langage ou son propre reflet dans le miroir. Au fond, on n’écrit jamais qu’un brouillon du texte à venir – qu’importe si c’est le sien ou celui d’un autre.

Les sombres cils d’Antinoüs[1] se lèvent
Soudain – là-bas, derrière, une verte fumée,
La brise familière tant aimée…
Serait-ce la mer ? Mais non, seulement la sève –
Sur le tombeau – des branches de sapin[2].
Toujours plus proche… Marche funèbre[3]… Chopin.

Antinoüs : d’abord un plâtre à l’école d’art à Moscou, puis les bustes vus dans différents musées d’Europe qui ont en commun leurs yeux ouverts, parfois sans pupille, comme nombre de statues antiques. Ici, nous voyons Antinoüs ouvrir les yeux pour nous laisser entrer dans le poème, dans cette vastitude derrière le rideau de ses cils – un espace mortuaire. C’est le tombeau de l’année 1913, la dernière année avant l’avènement du « véritable XXe siècle » qui commence avec la guerre. Le tombeau des modernismes, assassinés par la suite. Le brouillon se révèle être un cénotaphe. 
Il y a trente ans, la rime naturelle entre « Chopin » et « sapin » m’a fait rêver que le Poème sans héros possédait une doublure française. J’ai alors entrepris de le retourner côté français. Cette traduction a disparu. Mais Boulgakov dit que les manuscrits ne brûlent pas – et je la reprends aujourd’hui. Les mots de ce texte oublié transparaissent sous ceux que je trace – et s’effacent. En toute confiance.

Luba Jurgenson

[1] Allusion au jeune poète Vsevolod Kniazev, qui s’est suicidé le 29 mars 1913 à la suite d’un double drame amoureux : la rupture avec le poète Mikhaïl Kouzmine et une relation orageuse avec l’actrice et danseuse Glebova-Soudeïkina.
[2] Le sapin est souvent utilisé dans les bouquets funéraires et accompagne l’imagerie du deuil (cf. « Branche de conifère vert vif, telle une jeune Grecque dans un cercueil ouvert », Mandelstam, Le Timbre égyptien, 1027).
[3] En français dans le texte.

*NDLR : cette nouvelle rubrique de Poesibao, imaginée par Isabelle Baladine Howald, « Hantologies  », regroupera les textes d’auteur(s) ou traducteurs et traductrices autour d’un poème ou livre, fondateur pour eux, qu’il remonte à l’enfance, qu’il soit à l’origine du choix de leur écriture ou de leur métier. Ce rapport intime et déterminant avec l’écriture d’un autre hante souvent toute une vie.