Michaël Bishop rend compte ici aux lecteurs de Poesibao d’une véritable somme sur l’art brut et l’outsider Art au Canada.
Linda Rainaldi, L’Art brut au Canada, Milano, Éditions 5 Continents, 2023, 191 p., 40€
Une analyse de ce que Jean Dubuffet a appelé, dans les années quarante, l’art brut dans ses efforts pour souligner la valeur et la large pertinence humaine et esthétique des créations artistiques des malades hospitalisés avec des désordres mentaux, ce que Roger Cardinal, dans son étude de 1972, a nommé outsider art, ainsi, de façon marginale, élargissant la portée des réflexions de Dubuffet – de telles questions façonnent les premiers chapitres de cet excellent livre, si bien illustré d’ailleurs, offert également dans sa version anglaise, Outsider Art of Canada. Il s’agit d’une discussion qui continue dans le monde de l’art et qui a souvent entraîné et peut-être surtout au Canada, comme le démontre Rainaldi, une compréhension supplémentaire de l’importance mais aussi des relativités et ambiguïtés attribuables aux interprétations de la terminologie au cœur du débat. L’art brut plonge non seulement dans le monde de la peinture et du dessin, mais aussi dans celui des écrits accompagnant, ou même intrinsèques à, la création plastique. Nombreux sont les critères en jeu : folie clinique, traumatisme affectif, comportement idiosyncrasique, compulsivité, manque total de connaissance ou complète indifférence face à l’histoire de l’art, questions d’autodidactisme et d’authenticité, bien que, pour certaines cultures, et par rapport à une expansion récente de ce que l’idée de se trouver ‘en dehors’ des normes artistiques pourrait signifier, facteurs d’isolement, de précarité sociale et économique, intimidation, brutalité, mais aussi l’impulsion de s’adonner à des plaisirs souvent oubliés ou même depuis longtemps assumés d’une créativité secrète – de tels stimuli, et d’autres encore, peuvent entrer dans le vaste domaine de ce que nous persistons à nommer, l’art brut ou outsider art. L’art folklorique, par exemple, l’art naíf ou l’art singulier, comme on dit souvent au Québec. Mais, pour beaucoup de gens, y compris tant d’artistes placés dans des catégories de n’importe quelle provenance, un tel classement, cloisonnant, stéréotypant, demeure sans incidence sur leur activité, son objectif, son infiniment variable signification personnelle, même si on pouvait articuler celle-ci.
Linda Rainaldi montre son intelligence et sa sensibilité en explorant ces tensions et complexités et elles restent à bien des égards au centre de son étude qui a le grand mérite de comprendre que chaque œuvre exige une ouverture d’esprit non seulement aux abstractions, quelle que soit leur valeur, mais aux spécificités, aux singularités en jeu dans le geste d’un individu, au sentiment aussi que chaque artiste peut avoir, sachant même, peut-être, le formuler, de son propre poïein, son faire inimitable. Ces premiers chapitres de l’étude de Linda Rainaldi, il faut le souligner, s’enracinent constamment dans les preuves incontournables quoique énigmatiques d’œuvres données, pas toujours canadiennes ici, même si l’œuvre de l’artiste néoécossais John Devlin y figure avec ses modes hautement idiosyncrasiques et mathématisés allant des dessins subtils de son projet Nova Cantabrigiensis né d’une crise affective au cours de ses études à Cambridge, jusqu’ à ses très beaux collages réalisés à la feuille d’or et d’argent où persiste une mathématique privée inscrite, comme dans son Limen eternum, au dos du tableau.
Pour accomplir sa tâche, Rainaldi commence son aventure de découverte et de méditation en Colombie Britannique pour enfin traverser les vastes pays canadiens jusqu’aux provinces maritimes, ceci sans oublier le nord avec ses communautés et traditions inuites. Si, pourtant, commencer en Colombie Britannique, semble tout de suite imposer une interrogation des anciennes activités créatives indigènes de ses différents peuples, Rainaldi met de côté celles-ci, tout d’abord parce qu’elles n’ont jamais été considérées comme un art par ceux et celles qui les pratiquent, mais aussi parce que les catégories d’une telle interrogation sont jugées strictement occidentales et sans doute même recolonialisantes. Cela dit les artistes hors normes sont nombreux dans la province. À titre d’exemple, Laurie Marshall, ‘gribouilleuse’, qui peint sans pinceaux depuis l’âge de cinquante ans, abandonnant pourtant un passionnant rituel d’art naïf offrant paysages et animaux ou un autoportrait suggérant une fragilité résiduelle ou peut-être même une totale insouciance. Ou bienl’art de Kevin House dont l’outsiderness reste difficile à décrire, loin de tout commercialisme, centré sur sa propre satisfaction, un art à la recherche de son ‘âme’ par le biais de la méditation et l’intuition, sans aucune trace de désarroi psychologique. Le Babel Project d’Ian McKay qui s’étale sur vingt ans avec ses multiples encres et aquarelles où figurent des tours ou de curieux personnages, reçoit une bonne analyse, l’artiste, presque totalement aveugle, jouant avec des éléments de l’utopique, du fantastique, d’un infini sans perspective. À l’instar de ces artistes, Pandora – c’est son nom préféré – propose des acryliques que Dubuffet aurait pu accueillir dans ses collections, acryliques rationnellement-émotivement centrés, quoique par le travers de rêves et de gestes censés essentiels à sa propre santé mentale, sur les pauvres, les défavorisés de notre société, dont les douleurs et les manifestes vulnérabilités trouvent un puissant reflet dans les distorsions et les figures tachetées ou dénuées d’expression d’un art souvent sans titre.
Après une brève analyse de l’importance de l’art folklorique dans la culture canadienne et après avoir sauté par-dessus un Alberta dénué, faut-il croire, de toute activité artistique dans le domaine qui nous intéresse, l’argument atterrit dans les prairies tout en privilégiant le Saskatchewan, où les hardies et non prétentieuses simplicités d’un coucher de soleil non titré de William McCargar révèlent des authenticités distinctes et pourtant relativement pertinentes à celles qu’exigeait Dubuffet des artistes qui travaillaient au-delà du rationnel, d’une externalité observée, si souvent coupés, derrière les murs d’un asile, du quotidien et plongés ainsi dans l’idiosyncrasique, les obscurs et intensément secrets royaumes de la psyché. Levine Flexhaug, par exemple, peintre ultrarapide avec sa fine technique, autodidacte et pris dans la grande Dépression, bien que devenant relativement célèbre par ses expositions ambulantes et ses compétences en marketing, semblerait ne pas obéir aux principes de Dubuffet, Prinzhorn et Cardinal, et pourtant restent des ambiguïtés et entretissements que cherche à évaluer Rainaldi. Les ‘justes-des-peintures’ de Jahan Maka, comme il les a appelées, trahissent, cependant, différents signes d’une ‘naïveté’ créatrice, tout en désignant un tourbillonnant domaine psychique jamais avoué sauf dans une dérangeante excentricité liée peut-être aux duretés et perturbations que suggère son modèle de vie.
Les pages de l’étude de Rainaldi consacrées à l’art brut dans les immenses terres, d’abord, de l’Ontario et ensuite du Québec, provoquent une pénétration et une démonstration même plus larges de son sujet. Encore une fois, les artistes présentés défient toute catégorisation et ainsi appartiennent à un monde d’outsiderness qui, fatalement, s’estompe, devient de plus en plus élastique si, c’est-à-dire, une volonté existe de dépasser les limites établies de l’art brut. Deux artistes ontariens, J.P. Danys et Alma Rumball révèlent quelque chose de ce large éventail de formes que l’art brut peut embrasser au Canada. Danys est devenu peintre de la scène punk à laquelle il s’attachait à Ottawa pendant qu’il sculptait avec énergie et plus ou moins furtivement de nombreuses figures féminines grandeur nature créées à partir d’éléments trouvés, de papier mâché et de vêtements d’occasion, ceci pour finir par détruire presque tout ce témoignage d’une identité sexuelle divisée qu’il vivait depuis de longues années. Rumball est resté un reclus, a créé des dessins colorés à la plume et au crayon qu’il jugeait physiquement guidés quoique reflétant intensément ses propres visions et sa spiritualité. D’autres exemples explorés de l’art ontarien se centrent sur les créations en argile peinte d’animaux de Jordan McLachlan, elle-même vivant la fantaisie d’être un lionceau des montagnes, sculptant de façon obsessive différents mondes à la fois délicats et implicitement terrifiants ; et l’œuvre de Menno Krant attire tout naturellement notre attention en raison de cette ‘autodétermination et cette autoactualisation’ que Rainaldi voit emblématiquement au sein de l’étrange et puissante représentation des anxiétés et autres ‘émotions brutes’ que l’artiste observe dans les visages de tant de personnes et qui, maintenant, nous dévisagent lors que nous nous débattons avec leurs mille et un portraits non titrés qui couvrent les murs de sa maison.
L’art brut du Québec reçoit une attention très particulière et focalisée, examinant l’œuvre d’une dizaine d’artistes, allant de celle d’Édouard Jasmin, ‘fantasque’ et ‘nostalgique’, commencée au moment de prendre sa retraite tardive, à l’art naïf d’Arthur Villeneuve, avec ses peintures spirituellement inspirées de lieux intimement connus et l’exquise ‘décoration’ selon de tels modes de l’extérieur et de l’intérieur de sa maison, jusqu’à la longue passion de Sylvain Martel pour le ‘viscéral’, le totalement indescriptible ‘terrain miné’ de sa et/ou notre flottante incarnation. Karine Labrie produit depuis son enfance de très nombreuses encres sur papier, travaillant tous les jours, dirait-on, car humiliée très jeune pour sa surdité, afin de rester en contact avec un monde quelque part l’excluant. Son œuvre est très finement dessinée, balafrant le papier quoique délicatement puissante dans sa création de figures féminines vêtues et accessoirisées de manière savamment ouvragée. L’art de Daniel Erban porte toutes les marques de l’outsiderness dans ses modes peu raffinés, émoussés, austères, ce qui fait écho à sa sensibilité face aux marginalisés de son monde, bien que lui, on le voyait comme ‘grégaire et franc’ malgré son travail nocturne compulsif qui a produit beaucoup de peintures. L’art de Nancy Ogilvie la préoccupe inébranlablement et ceci depuis une enfance qui a vécu de grands défis, car, quoique travaillant jusqu’à vingt heures par jour, évitant tout contact social, se centrant au moyen de ses tourbillonnantes évocations d’états d’être à la fois externes et internes, comme dans son déconcertant Cerveau de la hanche.
Le long voyage de Linda Rainaldi finit par nous offrir une plutôt brève discussion de l’œuvre d’A.J. Aucoin du Cap-Breton et, mais plus détaillée, de l’art naïf de la néo-écossaise Maud Lewis, aujourd’hui bien connu. Si l’œuvre, si délicate, de John Devlin n’est pas reprise ici, c’est qu’elle a figuré dans les premières pages du livre où ses fondements et qualités ont été soigneusement présentés. L’art d’Aucoin prend ses distances avec ce que nous pouvons nommer l’art grand public, ‘conventionnel’, dans son emploi de matériaux pauvres, le fusionnement du cadre et du tableau peint, ce que Aucoin a appelé sa volontaire et provocatrice ‘défectuosité’, même si tout semble avoir été rationnellement filtré, sans le stress qui si souvent sous-tend l’art brut ou outsider. L’activité artistique de Maud Lewis, centrée sur sa vision restreinte du monde, son application de celle-ci à la maison même où elle passait sa vie, se trouve aussi articulée par rapport à ce qu’on a enfin compris comme l’abus et les duretés dont elle aurait souffert et qui auraient sans doute provoqué l’émergence et le développement de ce que les musées appellent aujourd’hui son œuvre.
Le livre conclut avec une analyse brève mais importante de la place de l’art indigène, soulignant les réserves quant à la pertinence des classements occidentaux et offrant l’exemple d’un artiste comme Annie Pootoogook dont le regard inévitablement subjectif est braqué sur ‘la vie sociale de la communauté’; l’œuvre de Shuvinai Ashoona où des ‘mondes intérieurs’, fantastiques mais élégants, coïncident avec la vie occidentale contemporaine et la mythologie inuite; et l’art du peintre-sculpteur-graveur Floyd Kuptana où la turbulence de la vie des rues de Toronto arrive à danser avec des souvenirs de rites et mythes anciens de son passé au Cap Parry, sa vive créativité défiant pourtant les étiquettes que nous voudrions peut-être lui imposer.
Linda Rainaldi nous a offert une belle étude bien équilibrée et honnête d’un large éventail des artistes du Canada dont l’œuvre obéit de diverses manières aux concepts et pratiques associés à ce que nous appelons depuis les écrits fondateurs de Dubuffet l’art brut ou, depuis l’étude de Cardinal, outsider art, ceci pourtant à la lumière de mutations idéelles et catégorielles s’accomplissant constamment et générant une souplesse, une élasticité des perspectives selon lesquelles nous pouvons aujourd’hui embrasser les œuvres examinées. Voici un livre fait pour toutes les bibliothèques.
Michaël Bishop