Poesibao propose ici deux poèmes (en version bilingue) de l’Irlandaise Leontia Flynn, extrait de « Pertes de Profits » (Le Corridor bleu)
Pertes et profits
La salle d’examens
Le rêve récurrent de la salle d’examen
vieillotte, connue-inconnue et fastueuse
connaît des variations. Un rayon de lumière
peut tomber, par les rideaux du hall, de la verrière.
Quand on nous dit « retournez vos sujets »
le sujet peut être latin ? Des poèmes de Catulle ?
Multas per gentes et multa per aequora vectus
ou physique, maths ? Dans une brume d’années, par abus,
ma langue élit les vieux mystères : sin, cos, tan
comme un horrible ulcère mais mon coeur non-mathématique
tambourine violemment. Pourquoi les filles siègent-elles
à des bureaux carrés, nets, comme des miches sorties du four ?
Et où est l’horloge avec le cadran en bakélite qui fait tic-tac ?
Quand je me réveille ma main tâte un stylo,
main par laquelle, en cet instant, le temps a soudain cessé de passer.
The examination room
The recurring dream of the examination room
– fusty, familiar-strange with ceremony –
permits small variations. A shaft of light
might fall, through the tall hall curtains, from reinforced glass.
When we’re told `turn over your papers and begin’
the subject might be Latin ? The poems of Catullus ?
Multas per gentes et multa per aequora uectus
or Physics or Maths ? Through a haze of years, misuse,
my tongue picks out the old mysteries : sin, cos, tan
like an awful ulcer — but my non -mathematical heart
is now hammering wildly. Why do the girls sit on
at their neat, square desks, like rows of cooling loaves ?
And where is the clock with the bakelite face that’s ticking ?
When I wake it’s with blind hands creeping for a pen,
hands through which, just now, time has suddenly stopped sipping.
pp. 51-52
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Lettre aux amis
C’est l’été. Donc les pluies torrentielles
continuent de tomber ; changent les routes
en fleuves, engloutissent les canaux
et font boire un bouillon cataclysmique
au tunnel routier ouvert depuis peu.
Les autos bloquent sur la voie rapide
changée en voie d’eau – la passe en impasse.
Et donc pour passer le temps je regarde
la lente dérive des trucs qui flottent…
je vois mon front dans la vitre embuée.
I
Récemment j’ai pensé à mes amis
et comment, quand le dernier millénaire
a crevé, le monde n’a pas cessé ;
l’économiseur d’écran de mon Mac
garde souvenir de nous, uploadés,
numérisés, pâlissant dans l’écran
comme des fantômes électroniques…
La vie continue. Étions-nous surpris
– de quoi ? Qu’est-il advenu, entre alors
et alors ? Que s’est-il gagné, perdu ?
L’appart a gelé toute la semaine
et j’ai – après X déménagements –
dû plonger dans mes boîtes de vieux trucs,
lesquels gisaient là comme sous des tas
de neige : vieux carnets dans la banquise ;
photos de vieux photomatons – mes bouilles
stressées, figées sur des badges de fac
(étrange de passer trois ans dans un
lieu si triste) ; expériences capillaires,
arrêts sur images atomisés.
Letter to friends
It’s summer. So of course torrential rain
has fallen now for days; it’s turned the roads
to rivers, burst the river banks, swamped drains
and drowned in a cataclysm of soupy floods
a traffic tunnel opened weeks ago.
The cars are stranded on this motorway
turned waterway – the pass in an impasse.
And so to pass the time I watch the slow
drip and dissolve of stuff that floats away…
my face is reflected in the steamy glass.
I
Recently I’ve been thinking of my friends
and how, when the last millennium rolled over
like an old dog, the whole world didn’t end;
the slideshow function on my Mac’s screensaver
shows us, uploaded, newly digitised,
fading across the distance of the screen
and each now seems an electronic ghost…
Things carried on. Were we, perhaps, surprised
– and are we still? What happened in between,
those and these days? What has been gained or lost?
All week it has been freezing in the flat
where – after how many moves? – I’ve had to sift
through boxes of old junk I’ve kept, so that
it seemed preserved, this stuff, as in a drift
of snow: old notes and diaries under ice;
photos from photo-booths –- my anxious faces
glossed in IDs from universities
(strange when you hate a place to try it twice
let alone three times) ; all those hairstyles, phases
freeze-frames or myriad intensities.
Leontia Flynn, Pertes et profits, traduit de l’anglais (Irlande du Nord) par Théo Bourgeron, postface de Pierre Vinclair, Le Corridor bleu, coll. Sing poésie dirigée par Pierre Vinclair, 2024, 18€