Jean-René Lassalle propose un premier dossier de traduction consacré à la poète et universitaire américaine Laura Mullen (née en 1958)
Un dossier de traduction de Jean-René Lassalle : Laura Mullen (Etats-Unis)
Plans
Qui peut penser à une fleur qui soit rouge ?
Comment appelle-t-on une personne qui ne peut entendre ?
(De solides blocs de glace sont à première vue si différents d’amas de neige duveteuse qu’un enfant serait surpris d’entendre un flocon de neige désigné comme « glace ». Pourtant la différence se trouve principalement dans l’agencement de ces petites aiguilles de glace, la manière dont elles s’associent : celles en glace dure sont tassées plus denses ; celles en neige s’assemblent plus éparses, en intervalles aérés. C’est l’abondance de l’air, mêlé aux aiguilles de glace, happant et miroitant, qui donne à la neige cette blancheur).
Demandez à un garçon de placer calmement près d’elle une des très réalistes
Araignées japonaises.
Passez cette semaine entière à jouer à la vie des Pèlerins.
« Qu’aurons-nous tout le temps la lumière du jour ou la nuit tout le temps ? »
Écrivez les réponses.
Faites couvrir leurs yeux aux enfants. Cognez sur une casserole en fer. Laissez les enfants deviner ce qu’était ce son. Secouez une petite cloche. Quel son était-ce ? Soufflez dans un sifflet. Qu’est-ce que c’était ? Frappez le sol du pied. Faites deviner aux enfants ce que ce son était.
Écrivez une annonce pour solliciter une fonction pour vous-même.
Une table ou une chaise, même une boîte serviront de rocher.
Demandez aux enfants de fermer les yeux.
Comment appelons-nous une personne qui ne peut pas voir ?
Les passagers porteront les chapeaux et les livres serviront de bagages.
Expliquez ce que signifient l’éclat des clairons et le friselis des tambours.
Le pain. Les fruits. Les noix.
Faites écrire aux enfants : Des secrets grands et des petits secrets.
Écrivez une composition sur la neige.
Écrivez une composition sur la neige.
Prétendez tournoyer, expliquant le processus.
Je donne ma tête, et mon cœur et ma main…
Combien peuvent deviner, au jugé, ce que sont ces objets ?
Écrivez le nom d’une fleur rouge.
Jouez à « je pense à une fleur », les autres
Devant trouver la fleur imaginée.
Source : Laura Mullen : Subject, University of California Press 2005. Traduit de l’anglais (américain) par Jean-René Lassalle.
Plans
Who can think of a flower that is red?
What is a person who cannot hear called?
(Solid blocks of ice are at first sight so unlike masses of feathery snow that a child would be surprised to hear a snowflake spoken of as “ice”. Yet the difference lies mainly in the arrangement of the little ice needles, in the way they are put together: those of hard ice are more densely packed; those of snow are more loosely joined, with open spaces between, full of air. It is the abundance of air, mixed in with ice needles, catching and reflecting, which gives to snow its whiteness.)
Have a boy place quietly beside her one of the very realistic
Japanese spiders
Spend this whole week playing Pilgrim life.
“Shall we have daylight all the time or night all the time?”
Write the answers.
Have the children cover their eyes. Pound on a tin pan. Have the children guess what the sound was. Ring a small bell. What was the sound? Blow on a whistle. What was it? Stamp on the floor. Have the children guess what the sound was.
Write an advertisement asking for a position for yourself.
A desk or chair, or a box will serve for the rock.
Have the children close their eyes.
What do we call a person who cannot see?
The passengers will wear their hats, and books will serve as luggage.
Explain what is meant by the blare of bugles and the ruffle of drums.
The bread. The fruit. The nuts.
Have the children write: Secrets big and secrets small.
Write a composition on snow.
Write a composition on snow.
Pretend to spin, explaining the process.
I give my head, my heart and my hand…
How many can guess, by the feeling, what the objects are?
Write the name of a red flower.
Play “I’m thinking of a flower”, the others
To guess what flower is being thought of.
Source : Laura Mullen : Subject, University of California Press 2005.
•
Dans l’espace entre les mots commençant
Dans l’espace entre les mots commençant
Tentative
Dans l’espace
À l’aube les morts fraîchement relevés mal à l’aise
Dans leurs corps recouvrés
Situation : de « vagabondant » à repos –
Esseulement à solitude. Croire
C’est voir, l’expérience
Une accumulation d’images
Les morts fraîchement relevés trouvent leurs corps
Peu coopératifs, gauches, laids comme dans tout
Film d’horreur
J’errais solitaire comme un fourgon de hippies
Au Texas
Dans l’espace entre les mots racines
« de quoi irai-je parler ? »
Situation : un homme à son bureau feuillette
L’écrit d’un autre referme ses yeux cherchant rimes
Pour ce qui suit : jonquilles, pensée…
Je crains de ne plus pouvoir penser
Je crains de ne plus être ce qui pense
Ou qu’une certaine sorte de penser soit perdue
Lumière lumière lumière lumière. Que soit un endroit
À partir duquel un chemin semble clair ou plus clair
Quittant la maison pénétrant le doré
Et jamais
Source : Laura Mullen : Dark Archive, University of California Press 2011. Traduit de l’anglais (américain) par Jean-René Lassalle.
In the Space between Words Begin
In the space between words begin
Attempt
In the space
At dawn the newly risen dead uncomfortable
In their restored bodies
Situation: from “wandering” to rest –
Loneliness to solitude. Believing
Is seeing, experience
An accrual of images
The newly risen dead find their bodies
Uncooperative, awkward, ugly as in any
Horror flick
I wandered lonely as a van full of hippies
In Texas
In the space between words roots
“what shall I talk about”
Situation: a man at his desk pages through
Another’s writing closes his eyes seeks rhymes
For the following: daffodils, thought..
I fear I can no longer think
I fear I am no longer that which thinks
Or that a certain kind of thinking’s lost
Light, light, light, light. Let there be a place
From which a way seems clear or clearer
Out of the house into the golden
And never
Source : Laura Mullen : Dark Archive, University of California Press 2011.
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La boîte blanche de miroir dissout n’est pas singulière
blanc pour diluer les rêves
Cy Twombly
Soleil ou œil ou bateau aussi raides roseaux sur petite île jaillissant de leur propre réflexion
Une surface suggérait ces traces ambiguës semblant onduler comme une coulée de nuage sur nuage ou un pâle filet dérivant au profond d’un océan blanc
Ces aérations faites de ce qui demeure d’un geste répété
À commencer avec rien
Je ne raconterai à personne ce que tu dis que l’eau promet ici et que les roseaux reprennent en chuchotis qui atteint enfin les oreilles mêmes que la rumeur découvre
Un non réitéré transforme aussitôt comme surface comme soustrait comme modulé son horizon en un paysage trop haut où l’auditeur est poussé toujours plus profondément et exclu d’aplomb sur plomb
Tu raconteras je sais que tu le feras
Un « contre-amour… la réflexion de l’amour qu’il inspire
Dormant parmi les vivifiées volutes de douces fleurs blanches endormi sinon évanoui
Ressenti
L’impasto parraine
Lisant le signe répété pas d’ouïe pour ça
Soleil ou main dépliée ou bateau ou vide couronne dentelée comme une fleur cabossée
Ces aérations faites de traces du premier geste répété « et un nuage s‘avança pour se dissocier contre la tour. Un de ses petits morceaux s’introduisit par ma fenêtre et flotta à travers la pièce
Pas d’ouïe pour cette musique
Maintenant encore je ne peux guère évoquer l’effacement ce qui aurait dû être agrément le sens de quelque chose vécu par-delà la ligne d’horizon par-dessus ma tête honteuse qu’un poids raide divise
Sous un épais ciel blanc l’impasto parraine la perte de contour
J’ai recherché sur des surfaces trop fragiles pour respirer dessus quasiment les marques du traumatisme qu’elles endurèrent
Source : Laura Mullen : Dark Archive, University of California Press 2011. Traduit de l’anglais (américain) par Jean-René Lassalle.
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The White Box of Mirror Dissolved Is Not Singular
White for diluting dreams
Cy Twombly
Sun or eye or boat or stiff reeds on a small island rising out of their own reflection
A surface alluded to these ambiguous traces seeming to undulate like a spill of cloud against cloud or a pale drift net deep in a white ocean
Theses airs made of what remains of a repeated gesture
To begin with nothing
I won’t tell anyone what you say here the water promises and the reeds take it up as a whisper which reaches at last the very ears gossip discovers
A reiterated not makes at once as surface as if removed and as modulated its horizon too high a landscape the auditor is led always deeper into and shut out of lead on lead
You’ll tell I know you will
A “counter-love… the reflection of the love he inspires
Asleep among the stirred swirl of sweet white blossoms asleep or passed out
Felt
The impasto parents
Reading the repeated mark no ear for that
Sun or outstretched hand or boat or empty crown spiky as a battered flower
These airs made of traces of the first repeated gesture “and a cloud came by and it broke apart on the tower. A small piece of it came in my window and floated across the room
No ear for that music
Even now I can barely talk about the erasure what should have been pleasure the sense of something lived through the horizon line over my head shame a stiff weight parts
Under a thick white sky the impasto parents the edge loss
I sought on surfaces too fragile to breathe on almost the signs of trauma they endured
Source : Laura Mullen : Dark Archive, University of California Press 2011.
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Laura Mullen est une poète et universitaire née en 1958 en Californie. Sa poésie peut être caractérisée comme postmoderne, hybride, influencée par la mouvance Language. Ainsi elle mêle vers et phrases de prose, détourne des genres comme les histoires d’horreur ou les romans d’amour, noie des réflexions lyriques dans des opacités linguistiques. Ses livres effleurent discrètement le social par une déconstruction de modèles culturels dominants, cependant elle dit des relations entre poésie et politique : « Quand on commence à mêler ces deux domaines ouvertement cela devient de la propagande. Mais la poésie est nécessairement polysémique – nécessairement ouverte à des significations transitoires, des dérives, des erreurs… » Malgré ou grâce à des constructions très contrôlées (structures, refrains, variations, dérapages) il en ressort des moments de grande beauté comme dans ses évocations de la couleur blanche et du vide dans la peinture de Cy Twombly. Elle est venue plusieurs fois à Paris pour des lectures de l’association Ivy Writers. Elle a traduit et fait éditer en anglais le livre Héros (original chez Al Dante, aux USA chez Black Square) de la Française Véronique Pittolo, ce qui suggère des affinités d’écriture entre ces deux poètes.
Bibliographie sélective :
The Surface, University of Iowa 1991
The Tales of Horror, Kelsey Street 1999
After I was Dead, University of Georgia 1999
Subject, University of California 2005
Murmur, Futurepoem 2007
Dark Archive, University of California 2011
Enduring Freedom, Otis 2012
Complicated Grief, Solid Objects, 2015
EtC, Solid Objects, 2023
Sitographie :
Un vidéopoème réalisé par Laura Mullen
Une recension de Dark Archive en anglais par Jennifer K. Dick
Un entretien en anglais avec Laura Mullen
Une lecture de Laura Mullen en 2016 aux USA à visionner
Traductions inédites et dossier réalisés par Jean-René Lassalle