Joë Bousquet, par Marc Wetzel


A l’occasion de la sortie de « Au seuil de l’indicible, journal de lecture », Marc Wetzel évoque Joë Bousquet.


Joë Bousquet, critique littéraire


On sait d’avance, ouvrant Joë Bousquet, qu’on ne comprendra pas tout. Son ami philosophe Ferdinand Alquié – qui comprenait ordinairement tout –, prévient que l’œuvre de Bousquet est inséparable de sa vie, et sa vie de son mystère. Voici ses termes, dans un hommage de 1961 (onze ans après la mort du poète) :
« L’œuvre de Joë Bousquet, abstraitement considérée, ne saurait être comprise. Car cette œuvre, contrairement aux œuvres classiques, ne se suffit pas. Elle est grande, mais sa grandeur ne se révèle qu’à celui qui connaît le destin, la vie dont elle est née. Elle est comme un fragment de ce destin, de cette vie. L’œuvre de Bousquet ne peut se séparer de Bousquet, car elle corrige elle-même une séparation : celle de la blessure qui sépara Bousquet de lui-même » (Cahiers du Sud, n° 362-363, p. 99)
On sait d’avance qu’on ne comprendra pas tout, mais on croit légitimement que de tout Bousquet il y aura quelque chose à apprendre. Et en effet : les poètes apprendront ici de ses images, les penseurs de ses idées et les critiques littéraires de ses analyses et de sa méthode de lecture. Davantage encore : en leur temps, Paulhan lisant ce que Bousquet écrivait de lui apprit de Paulhan, comme Pierre-Jean Jouve de lui-même, et même – plus étonnant – Valéry de Valéry. C’est que Bousquet était, jeune (avant sa fatale blessure à vingt ans), un meneur, un roi du front, un autoritaire, un explorateur insatiable et impérieux. « J’étais un officier né » écrit-il, « un officier colonial. Rien à faire contre une vocation ». Comme beaucoup l’ont souligné, la paralysie des jambes a transformé l’aventurier de l’action en aventurier de la pensée – et sa rage d’avoir été arraché à lui-même a fait de lui un étrange « officier » grabataire, lyrique, obscur et … critique littéraire !

Car c’est le critique littéraire qu’on découvre ici, l’homme à notes de lecture et l’écrivain commentateur de l’effort d’autrui. Il est d’abord officier par son sang-froid de principe face aux auteurs extrêmes (Artaud, Daumal, Bataille, Michaux, Fondane …); rien ne l’étonne, même quand il admire – ou bien il s’étonne qu’on n’aille pas plus loin encore, ou même qu’on aille si mal (si complaisamment, si confusément) loin. Ainsi, réagissant à « L’art et la mort » d’Artaud, le voilà (en 1929) sévère : qu’un tel bonheur d’expression pouvant, lui, aller sur ses deux jambes, piétine devant l’art comme devant la mort le scandalise :
« Antonin Artaud porte le feu sur tous les objets de sa recherche, oui, comme l’allumeur de réverbère, le 14 juillet, illuminant la mairie et la préfecture. On ne voit pas que ce qu’il écrit témoigne d’une métamorphose à travers les accidents de laquelle nous parviendrait sa voix. Il est le prisonnier de son intelligence, c’est-à-dire de tout ce qui n’est pas lui. Il fuit la poésie. C’est là, pour quelques prédestinés, le plus sûr moyen de la trouver. Mais ici, ce n’est peut-être pas sur l’initiative du Monsieur que s’est opéré le divorce » (p. 57).
Mais il aime et respecte les autres : leur radicalité peut-elle pousser dans ses derniers retranchements quelqu’un qui est déjà cloué à son lit de douleur et de paraplégie ? De toute façon, eux aussi, dans leurs livres, ont une pensée couchée sur le papier (leur présence y est aussi pétrifiée que la sienne propre; eux et lui sont à égalité : tout ce que les autres pouvaient, eux, faire d’eux-mêmes lui arrive inerte sur leurs pages !). Il les lit, allongé. Lire quelqu’un, c’est regarder ses paroles, et lui, le lecteur toujours alité, que peut-il faire d’autre que réagir, à toutes choses, des yeux et de la bouche seuls ?  » »Nulle autre issue » (pour Bousquet), écrivait Georges-Emmanuel Clancier, revenant de l’avoir vu, « que le regard ou la parole, et, comme un boomerang, l’un et l’autre reviennent à leur source ». Bousquet, ne pouvant physiquement s’approcher de rien (sa prose s’en ressent, où description comme témoignage -– supposant libre déplacement dans le grand air des autres – sont absents) ne savait littéralement rien faire de ce qu’il comprenait, sinon le comprendre mieux en l’achevant en lui ! La critique littéraire, justement, lui donnait le droit de ne faire que comprendre. Il se redressait en relevant, si l’on peut dire, le meilleur d’autrui. Lire les écrivains pour écrire d’eux, c’était comme faire avec leur vie ce qu’il avait dû faire avec la sienne propre : la sortir du réel, vouloir ne la déplacer qu’en lui, faire aimer ce qu’il savait en comprendre. L’intelligence de la vie des autres vient trouver en sa méditative attention l’immobile et interminable issue qu’elle méritait. Trois petites citations croisées peuvent le dire :
« Un hasard a ôté ma vie de ce monde. Elle a poursuivi son chemin en moi. Elle est toute avec moi dans mes instants les plus vrais » (in Traduit du silence)
« Il faut que ton intelligence de la vie ne soit qu’un degré de ton amour pour elle » (in Le Meneur de Lune)
« Le Je n’a pas si mauvaise odeur du moment que l’immensité dont il est le signe se le subordonne » (in Les Capitales)
Commentant Roger Caillois (Puissances du roman, en 1942), Bousquet le suggère synthétiquement :
« Il est, socialement, très important que la lecture d’un livre baigne l’homme dans le sentiment qu’il existe ; car, ce sentiment, l’homme ne le possède qu’à un degré très faible, et cette misère intérieure l’aigrit. Il est heureux qu’à cet individu vaguement éveillé le commerce des livres donne le poids de l’homme qu’il voit devant lui. Il n’y a pas de meilleur moyen d’égaler l’homme à lui-même que de le convier à créer l’homme. »(p. 221)
Il voulait donc bien du « poids » de sens des autres. Accueillant admirablement les furieux (Daumal, « Ce qu’il apprenait ne l’enchaînait pas; il n’avait étudié que pour s’affranchir de l’étude. Il n’était pas un homme de savoir, mais un homme de sapience (…) Il avait trouvé dans le rire une clé d’argent pour des portes connues de lui seul », p. 233), comme les doux (Fargue, « On dirait ce grand écrivain prisonnier d’un amour dont tout son esprit n’aura jamais raison (peut-être parce qu’il est le fils de cet amour). La vie passe sur lui sans séparer le rire des pleurs ; le même rayon éclaire son sourire et son regard et les choses quand elles sont devenues ses yeux. Personne ne nous fait mieux sentir que lui comment les larmes sont la chair de ce qui n’est plus » p. 228), les subtils (Paulhan, qu’il commente et prolonge avec admiration dans sa critique des ingénus innéistes et auto-alimentés mystiques, « L’attitude de Paulhan s’oppose à l’outrecuidance de ceux qui cherchent en eux-mêmes un commencement à l’opération de l’esprit. Il n’est pas une notion dont ils ne pensent qu’elle avait en eux ses limbes et son âge d’or. Ils ont fini par se persuader que leur conscience pouvait se rendre première à ce qu’elle conçoit, comme si elle pouvait être sa propre lueur avant que d’être son contenu. On le voit bien à l’impertinence de ceux qui, pour signifier ce vide total de l’âme disent qu’ils y ont fait table rase, alors que, pour concevoir le prétendu vide de leur esprit, ils ont été obligés d’y disposer un ameublement. Dans l’esprit pur, il y a une table de plus que dans l’esprit meublé. Et d’un esprit où le vide total serait accompli, soyons sûrs qu’il ne resterait que toutes les choses » (p. 197), ou les humanistes vibrants, (ceux, comme Jean Cassou, pur « instrument de résonance à travers lequel les phénomènes se font signe », qu’il relate empathiquement ainsi : « Que Cassou nous montre un cambrioleur errant, sur un toit, parmi les cheminées, haut comme l’une d’entre elles, aussi loin des étoiles que des coffres-forts qu’il rêvait de forcer, on peut s’emplir d’un intérêt tout humain pour le jeune homme qui est sorti de nuit sans éveiller sa grand-mère, le suivre avec sympathie et se mettre à sa place -– c’est-à-dire attendre de son apparence qu’elle éclaire en nous la vie qu’elle est configurée pour éprouver …« , p. 81) … Bousquet, malgré l’obscurité, voit loin et parle net (comme un Elie Faure paralysé et addict, ou un Céline rangé des délires et des haines, ou une Simone Weil qui n’aurait tout de même pas osé aller jusqu’à lui écrire : »Il faut accepter tout ce qui existe, y compris les souffrances des amis » …) – il pronostique tôt (« Louis Aragon nous précède », écrit-il dès 1928, comme la même année : « Benjamin Péret est un poète : un enfant que l’éclair a tué pour rallumer sa vie dans ses larmes; et je me dis en refermant son livre – Le Grand Jeu – : et qu’est la réalité de notre être dans notre vie ? La plus petite carte du jeu, mais de l’atout ? Je veux bien. Ne réussit-on pas parfois à couper ? et c’est une fois pour toutes du pique que les hommes ont retourné. Du pique, parce que la mort … et la carte se renversant parfois, du pique parce que l’amour »(p. 38). 

Son paradoxe central ? Peut-être celui-ci : que tout est bon – y compris ses présumés antidotes : le rêve, la drogue, l’amour ! – , pour n’avoir plus peur de la vérité .  » »Je pense quelquefois que la vérité serait la mort de l’homme si elle ne lui était pas la révélation d’une âme qu’il ne se connaissait pas », écrit-il (p. 226) à propos de Desnos. Et toutes les capacités d’autrui à la vérité lui servent, gracieusement, de leçon : on lira avec émotion ses notations sur les têtes géniales reçues dans sa chambre : Michaux, Valéry, Paulhan, Aragon. Témoignage malicieux et franc, à nouveau, de Clancier :
« Le sourire, le regard, la voix de Bousquet comme l’accueil d’un génie humble et familier autant que profond. C’était lui de nous tous le plus jeune, le plus vivant, c’était lui qui savait. Autour de lui chacun paraissait étrangement prisonnier : Julien Benda de son bavardage anti-maurrassien, Henri Michaux de son angoisse, Aragon de sa désinvolte et lyrique séduction ».
C’est peut-être face au génie de Paulhan (et ses Fleurs de Tarbes) que celui de Bousquet s’illustre le mieux. Paulhan, on le sait, y déploie le difficile équilibre entre langage et pensée, le premier opprimant une pensée qui ne peut pourtant s’exprimer qu’en lui. Le sens d’une œuvre doit être à la fois intéressant et partageable – la Terreur fait l’intéressante en jugeant que l’incident de l’idée seul est source de sens, la Rhétorique partage la clarté en voyant dans la règle d’expression la seule garantie de sens. D’un côté, le cliché (le lieu commun), qui décourage pourtant la pensée, permet de ré-accéder à l’idée ! De l’autre, la pureté du sens nouveau, qui décapite l’ancien, a la transparence de son désordre ! Paulhan nuance, raffine, relance indéfiniment : la Rhétorique aussi a ses suspects, la Terreur aussi ses moutons. Le long commentaire de Joë Bousquet (pages 175-205) est d’une force, d’une originalité (« Entre deux prisonniers, ce n’est pas le plus fait pour la liberté qui a toutes les chances de s’évader, mais celui qui connaît le mieux la prison, l’accepte et l’étudie; et, au lieu de donner des coups de tête contre les murs, essaie de faire avec un des barreaux une lime pour scier l’autre » et d’une habileté qui découragent ici le mien. On ira le lire, comme il faut venir s’instruire de ce très important recueil, que Claude Le Manchec a magnifiquement rassemblé, présenté et conclu (p. 291-307) pour nous.



Joë Bousquet, Au seuil de l’indicible – Journal de lecture, textes rassemblés et présentés par Claude Le Manchec, Arfuyen, septembre 2024, 320 pages, 22€