Jean-Yves Masson invite le lecteur au partage de l’étrange expérience qu’il a vécu en traduisant certains écrivains, Hofmannsthal en particulier.
Le visiteur penché par-dessus mon épaule
Réfléchissant à la demande formulée par Isabelle Baladine Howald à partir de ce mot, « hantologie », forgé par Jacques Derrida en 1993 et qui nous a marqués tous les deux, je me rends compte que je serais incapable de parler d’une œuvre précise (poème ou livre) qui aurait acquis dans mon expérience de lecteur ou de traducteur cette vertu de me « hanter ». Bien sûr, j’ai aimé des poèmes au point de me les réciter sans pouvoir m’arrêter, comme pris de fièvre, tout en tournant en rond chez moi ou en marchant dans les rues ; oui, il m’est arrivé de me sentir transporté par leur rythme, d’en avoir éprouvé la magie pendant des jours ; mais ils ne me « hantent » pas, au sens où ces moments d’enthousiasme, qui furent toujours heureux, sont très précisément situés dans le temps, le plus souvent au moment de leur découverte, et n’ont eu qu’une durée limitée. Or il y a dans la « hantise » quelque chose de plus diffus, de plus inquiétant peut-être, mais surtout de plus durable : ce qui vous hante revient encore longtemps après, refuse de s’effacer, ne vous quitte jamais tout à fait. Je retrouve toujours avec plaisir les poèmes que j’aime, j’ai relu avec bonheur certains de mes romans préférés (il y en a peu), et au fil du temps, parce que je lis et relis tout le temps, c’est donc comme un petit trésor qui s’accroît : mais ces œuvres ne me « hantent » pas, et je pourrais dire la même chose des films, des œuvres musicales, des tableaux que j’aime. Leur place en moi est assez nettement assignée, ils ne m’obsèdent pas.
Ce qui me hante en revanche, ce sont des auteurs. Peu nombreux, mais avec une constance extrême. Ce n’est jamais tel ou tel texte d’un poète qui me hante, mais le poète lui-même. On pensera peut-être que je veux parler de son œuvre entière ; mais non, ce n’est pas cela. C’est l’auteur en personne avec lequel j’entretiens un lien tel que celui-ci peut en quelque sorte s’inviter chez moi et me faire parfois sentir sa présence. J’ai constaté que ce type de lien se nouait particulièrement lors d’un travail de traduction. Il y a quelques auteurs que j’ai traduits (car traduire vraiment, ce n’est pas traduire un livre isolé ou un poème, c’est traduire un auteur, ce qui veut dire longtemps et avec une certaine ampleur) qui ont fini par me donner le sentiment de leur présence à mes côtés. Littéralement, ils m’accompagnent. Je vois bien qu’on pourrait penser que cette sensation signifie simplement qu’à force de les traduire ils ont fini par « faire partie de moi ». On peut le dire de cette façon si l’on y tient, mais cela reviendra à donner au phénomène dont je parle la valeur d’une métaphore, et cela reste très en-dessous de mon expérience
L’un des premiers auteurs que j’ai traduits est Hugo von Hofmannsthal, et c’est aussi l’un de ceux sur lesquels j’ai le plus travaillé, pendant des années. Je traduis en ce moment encore une pièce de théâtre de lui, et donc, même si je n’ai pas voué toute ma vie à son œuvre, je constate qu’il y aura bientôt quarante ans que je le traduis. Au début, je l’ai abordé par curiosité, et par un intérêt plutôt intellectuel que proprement poétique. J’avais lu la célèbre Lettre de Lord Chandos, qui m’avait bien sûr fasciné, et je savais que ce texte, bien que fictif, avait été très souvent compris comme ayant une valeur autobiographique. Dans cette lettre imaginaire, un jeune aristocrate de l’époque élisabéthaine qui a commencé à se faire un nom en tant qu’auteur écrit à son aîné, l’illustre Francis Bacon qui l’a encouragé dans cette voie, pour lui annoncer que malgré ses débuts prometteurs il a pris la décision irrévocable de cesser d’écrire, et qu’il ne faut plus rien attendre de lui.
Je trouvais étonnant que ce texte sur le renoncement à la littérature –et en particulier à la poésie – fût abondamment cité et commenté, mais que personne, pour autant (je ne parle pas des germanistes mais des autres lecteurs), n’eût jamais eu la curiosité de lire les poèmes que Hofmannsthal avait écrits avant lui. Ces pages datent de sa trentième année, alors qu’il avait été un adolescent prodige, d’une précocité comparable à celle de Rimbaud. Constatant que la plus grande partie des poèmes de Hofmannsthal n’étaient pas traduits en français (en fait, il y avait bien eu une traduction confidentielle, mais j’en ignorais l’existence), je m’attelai à la tâche. Très vite, cette entreprise se chargea d’enjeux personnels considérables, très intimes, en même temps que se révélait à moi l’intensité d’une œuvre poétique d’une extraordinaire beauté. Je traduisais parce que je voulais comprendre le chemin de l’auteur, peut-être découvrir son secret. Parallèlement à mon travail sur ses poèmes, je lisais presque tout ce qu’il avait écrit. Je ne m’attendais pas à ce que cette entreprise prenne une telle importance, ni à ce que la langue allemande passe au premier plan dans ma vie comme ce fut le cas, encore moins à ce que je finisse par devenir traducteur pour de bon. J’ai été en quelque sorte, cette année-là (en 1986-1987, j’avais donc vingt-quatre ans), contaminé par le virus de la traduction, d’autant que je fus conduit presque simultanément à faire mes premiers essais de traduction de l’italien, mais sur un auteur vivant, Mario Luzi. Mario Luzi avait 72 ans, on pouvait le rencontrer, ce qui ne tarda pas (et c’est une autre histoire, que j’ai évoquée ailleurs). Hofmannsthal, lui, était mort en 1929, il avait le rang de classique de la langue allemande, il était donc a priori « loin » de moi. Il a pourtant joué un grand rôle dans ma formation intellectuelle : l’ayant traduit, ayant commencé à écrire sur lui, j’ai été conduit à lire les auteurs qu’il avait aimés, ceux dont il parlait et que je ne connaissais pas encore (il fut un extraordinaire essayiste, bien autre chose qu’un simple « critique littéraire »), et plus largement ceux qui avaient été ses amis. Je connaissais déjà l’Autriche, il me la fit voir autrement. Je n’en finirais plus d’énumérer tout ce que je lui dois, tout ce que j’ai appris grâce à lui. Au fond, avoir continué de le traduire ou avoir écrit sur lui fut (est encore) une manière de m’acquitter de ma dette envers lui, car il a été pour moi en poésie comme en littérature un initiateur, non le seul sans doute, mais l’un des plus importants, comme Claude Debussy en musique.
Là où la relation que j’entretiens avec lui changea de nature, de dimension, franchit un seuil, ce fut le jour où, alors que j’étais occupé à le traduire, j’eus soudain la certitude physique qu’il était près de moi, dans la pièce où je travaillais, très exactement derrière moi, et qu’il se penchait par-dessus mon épaule pour voir ce que j’étais en train de faire d’un de ses poèmes parmi les plus difficiles. Ce regard était plutôt de curiosité bienveillante, alors qu’il aurait dû être intimidant (Hofmannsthal parlait et lisait admirablement le français, je le savais). À aucun moment, il ne paralysa mon travail. Au contraire, il le stimula. Et il revint régulièrement au fil des jours, pas tous les jours, mais assez fréquemment. Quand je rencontrais une difficulté, le poète pleinement conscient de ce qui séparait sa langue de la mienne manifestait son intérêt compréhensif pour mes tâtonnements, sans juger les solutions que j’essayais, mais en me faisant sentir malgré tout son éventuelle approbation ou son désaccord. J’eus avant tout le sentiment qu’il était venu jusqu’à moi parce qu’il était heureux d’être traduit en français, la langue européenne qui lui importait le plus (alors qu’il connaissait bien d’autres langues). C’était pour lui comme voir enfin comblé un retard ou un manque qui l’avait fait souffrir, là où il était.
Il fut ainsi le premier à m’instiller la conviction, que je ne puis fonder sur rien d’autre que mon sentiment intime, qu’un auteur, un artiste en général, ne se désintéresse pas de son œuvre après avoir quitté ce monde. Que la destinée de celle-ci lui importe, continue de le préoccuper. Que ce qu’il advient d’elle ne lui est pas indifférent. J’ai apporté depuis un correctif à cette certitude dans la mesure où je pense aujourd’hui que certains auteurs, tout au contraire, n’attachent aucune importance au devenir de leurs écrits, voire les renient : mais ils constituent des cas bien particuliers sur lesquels je ne m’attarderai pas ici. Ce que je dis là présuppose, évidemment, qu’il existe une vie après la mort, qu’en tout cas quelque chose qu’on peut nommer l’âme poursuit son aventure au-delà des limites assignées à notre existence temporelle. C’était aussi la conviction de Hofmannsthal, chez qui la foi prit de plus en plus d’importance au fur et à mesure qu’il avança en âge. Mais je dois ajouter qu’une de mes amies, traductrice et auteur de renom, s’ouvrit un jour à moi d’une expérience absolument semblable à la mienne, alors qu’elle se disait parfaitement athée, et reconnaissait n’avoir donc aucune explication de ce qu’elle était obligée de constater dans sa vie de manière irréfutable.
Hofmannsthal est donc revenu me hanter à intervalles réguliers parce que, bien sûr, son œuvre fait partie de celles qui me sont le plus familières. Mais ce n’est pas du tout là que réside l’explication de ce phénomène, car par exemple je crois pouvoir dire que Rilke a joué un rôle à peu près comparable pour moi, quoiqu’un peu plus tardivement : or jamais je n’ai éprouvé la sensation physique de sa présence auprès de moi quand je le lisais ou le traduisais. Et pourtant j’ai mis le plus grand soin à le traduire, je l’ai beaucoup traduit, lui aussi, et j’ai poursuivi mon travail sur son œuvre avec à peu près autant de constance que sur celle de Hofmannsthal. Mais il n’y a pas eu avec lui de compagnonnage du même ordre, bien que je sois allé sur les lieux où il a vécu, que j’aie même eu le privilège de visiter le château de Muzot, par exemple, où il passa ses dernières années, et que je ne passe jamais dans certaines rues de Paris sans penser qu’il y a habité. Je ne pourrais pourtant dire que j’aie la sensation de l’avoir connu comme si j’avais pu le rencontrer de son vivant.
Au contraire, il n’y a pas vraiment de différence pour moi entre mon amitié pour Hofmannsthal et celle que j’ai pour des poètes que j’ai bien connus. Il y a eu entre lui et moi un dialogue intellectuel et affectif, je ne puis le dire autrement, et je ne puis donner à ce constat aucune explication rationnelle. J’ai eu très souvent le sentiment qu’il me suggérait des solutions à mes problèmes de traduction, y compris sur d’autres auteurs que lui. Qu’il m’aidait à formuler ma pensée quand je parlais de poésie ou de littérature. Que nous avions une affinité d’esprit telle que j’étais même capable de deviner ce qu’il aurait pensé de tel ou tel auteur venu après lui et qu’il ne pouvait avoir lu. Même mon travail d’éditeur s’est nourri de son exemple, puisqu’il fut aussi un remarquable anthologiste et un éditeur de revues. C’est en ce sens que je pense pouvoir dire qu’il me hante, sans que cela ait rien d’effrayant, d’autant qu’il n’est pas le seul à me hanter : ils sont cinq comme lui, pas tous aussi assidus. Quatre d’entre eux sont des auteurs que j’ai traduits : cela m’incite à croire que cette expérience a bel et bien quelque chose à voir avec la traduction, avec cette forme particulière de lecture (puisque c’est une lecture-écriture) qu’est la traduction.
Il ne s’agit pas du tout, je le précise, d’une manifestation surnaturelle. Je ne suis pas médium. Je n’ai jamais été gratifié d’aucun prodige, d’aucune apparition venue de l’au-delà ! Je n’ai jamais vu de fantômes. Je suis bien trop rationnel pour cela. Quand je rêve d’un mort, je sais qu’il s’agit d’un rêve. Et je n’ai jamais fait de mes quelques visiteurs des informateurs. Ils ne me donnent aucun renseignement sur le lieu ou l’état où ils se trouvent, parce que je ne leur en demande pas et que je n’en ai aucun besoin. Ma foi ne se nourrit d’aucune preuve matérielle, elle n’est fondée que sur le témoignage des Évangiles. Mais ce sentiment qu’il y a quelqu’un dans la pièce où je suis, quelqu’un que je ne vois pas mais dont je sais très précisément de qui il s’agit, il m’arrive de l’éprouver avec une extrême force, et surtout avec une certitude infaillible – certes pas tous les jours, loin de là ! Il ne peut pas s’agir d’une projection au-dehors de moi d’une pensée ou d’un souvenir que je porterais en moi, d’abord parce que cela survient le plus souvent au moment où je m’y attends le moins, ensuite parce que je n’ai aucun pouvoir de décider que cela se produise, enfin parce que je sais avec exactitude ce que veut mon visiteur ou ma visiteuse, ce qu’il ou elle a à me dire, à me demander, à examiner avec moi, et que cela peut souvent me plonger dans un grand étonnement. Les effets de ce type de rencontre avec l’invisible ont été très grands dans ma vie, mais bien sûr je ne les détaillerai pas, ayant le sentiment de m’être déjà rendu suffisamment ridicule aux yeux des sceptiques. Il m’importe d’ailleurs très peu qu’on me croie, et sans la proposition que m’a faite Poesibao, je ne me serais sans doute jamais décidé à en parler.
Comme bien des lecteurs trouveront sans doute que mes étranges confidences (que je regrette déjà un peu) n’ont qu’un intérêt limité, je voudrais ajouter quelques considérations sur ce que cela m’a appris, et sur l’avantage qu’il pourrait même y avoir, pour qui n’aurait pas fait la même expérience que moi, à admettre qu’elle soit possible ― à en faire pour ainsi dire l’hypothèse.
J’ai eu la chance que soient jouées deux de mes traductions du théâtre de Hofmannsthal. Je garde surtout un grand souvenir de la première fois où cela s’est produit, quand Jacques Lassalle mit en scène, d’abord à Lausanne puis au théâtre de la Colline en 1996, la comédie L’Homme difficile que j’avais traduite chez Verdier. Hofmannsthal tenait particulièrement à cette pièce écrite au lendemain de la Première Guerre mondiale, que tous les familiers de son œuvre s’accordent à considérer comme une de ses plus parfaites réussites. Il y a mis beaucoup de lui-même, et bien des traits de caractère du héros relèvent de l’autoportrait, ce qui est loin d’être le cas pour ses autres personnages. Hofmannsthal aurait souhaité que cette pièce fût jouée en France, parce que, si autrichienne qu’elle soit, elle est nourrie d’esprit français, mettant en pratique des leçons tirées de la lecture assidue de la figure tutélaire que fut pour lui Molière quant à la comédie. Il y a par exemple une parenté entre L’Homme difficile et Le Misanthrope, bien qu’elle ne soit visible qu’à un œil exercé.
La mise en scène de Jacques Lassalle fut une grande réussite, grâce à des acteurs exceptionnels (Andrzej Seweryn dans le rôle principal, mais aussi Marianne Basler, Hugues Quester, Roland Amstutz ― je ne puis tous les citer) et à une équipe extrêmement cohérente (les décors de Rudy Sabounghi, en particulier, contribuèrent beaucoup à la magie d’un spectacle qui évoquait l’atmosphère de certains films de Visconti). Une merveille d’équilibre et de sensibilité comme il en est peu. Le grand succès des représentations en atteste. Comme j’avais suivi les répétitions, adaptant plus d’une fois ma traduction à l’épreuve redoutable de la scène (la réédition intervenue après le spectacle intègre d’ailleurs ces corrections, et comme traducteur j’ai beaucoup appris de cette première expérience théâtrale), je connaissais déjà assez bien Jacques Lassalle pour oser lui dire avec une parfaite sincérité, le soir de la Première, quel était mon sentiment. Les répétitions d’un spectacle sont une aventure, un long voyage, et sur le chemin il y avait eu des moments pénibles, des heures de doute ; j’ai pu mieux comprendre alors ce qu’était la difficile alchimie du travail entre le metteur en scène, maître d’œuvre, et les acteurs qui ont chacun leur personnalité, leurs réactions propres, leur sensibilité artistique, leur expérience aussi. Mais finalement le miracle avait eu lieu, tous les éléments en présence, décors, lumières, costumes, rôles, avaient fini par se fondre en un tout. Ce soir-là, je me suis approché de Jacques Lassalle avec qui, au fil des mois et des semaines précédentes, j’avais beaucoup parlé de Hofmannsthal, et je lui ai dit cette phrase un peu folle : « Vous savez, je crois qu’il est très content. » Inutile de préciser de qui je parlais en disant « il ». Lassalle comprit tout de suite et sourit.
Si je le disais, c’est que j’avais eu la perception physique, pendant toute la représentation, et déjà lors de certaines répétitions, que Hofmannsthal était présent dans la salle, que son ombre circulait le long des rangées de spectateurs, tantôt montant à la hauteur du dernier rang pour juger de l’effet d’ensemble, tantôt descendant vers la scène pour observer certains détails. Je pourrais me contenter de dire que Hofmannsthal « aurait été heureux » s’il avait pu voir la pièce jouée en français, puisque de nombreux témoignages vont dans ce sens. Mais non, je ne puis exprimer les choses autrement : son ombre a hanté les représentations de Lausanne et de Paris, et j’ai particulièrement éprouvé sa présence le jour de la Première, mais aussi par la suite.
Le point commun entre l’art du traducteur et celui de l’acteur ou du metteur en scène, c’est qu’ils sont des interprètes. Le texte de théâtre est fait pour être joué ; une pièce qui n’a pas été jouée n’existe pas pleinement, tout comme une partition qu’aucun interprète n’a encore fait entendre à des auditeurs. La question de savoir si un tableau qui dort dans le coffre d’une banque, par exemple, sans être jamais exposé, n’est pas en quelque sorte « mort » au monde, entré en léthargie, attendant qu’un regard le ramène à la vie, se pose sans doute de façon tout aussi légitime – mais pour le théâtre ou la musique, l’interprétation est absolument indispensable. Une œuvre qu’on ne joue jamais est morte ; elle attend qu’on la ressuscite. On peut lire une pièce de théâtre, mais c’est un peu comme lire une partition : c’est possible, utile, intéressant, mais ce n’est pas pour cela qu’elle est faite. Quand je parle de la certitude que j’ai eue que « mon » auteur était présent à la première de sa pièce, ou qu’il jetait un coup d’œil par-dessus mon épaule pendant que j’étais en train de le traduire (tout traducteur est guidé par l’exigence d’être fidèle à l’auteur, par la volonté de ne pas le trahir, et c’est une relation extrêmement singulière, même si l’auteur est mort depuis longtemps), je me demande si les interprètes ne gagneraient pas à postuler par principe qu’une chose de ce genre serait possible pour eux aussi même s’ils ne la ressentent pas. Pour avoir eu dans ma vie la chance de connaître quelques grands musiciens, je sais qu’à force de jouer les compositeurs avec lesquels ils se sentent le plus d’affinités, il est presque inévitable qu’ils en viennent à ressentir que ceux-ci – je veux dire les êtres de chair et de sang qu’ils furent – ne leur sont plus étrangers, voire qu’ils finissent par vivre en leur compagnie (mais je n’ai jamais osé demander à aucun de ceux que j’ai rencontrés si cela pouvait aller jusqu’à ce sentiment de proximité physique dont j’ai parlé : il y a sans doute d’ailleurs bien des façons d’être « hanté »).
Le plus grand interprète n’est pas celui qui se met en avant : la couleur inimitable qu’il donne à l’œuvre qu’il joue, il ne la recherche pas pour elle-même, son souci est d’être le plus fidèle possible à ce qu’il pense être, ou mieux : à ce qu’il sait être l’intention créatrice du compositeur. La même chose peut se dire du grand acteur. Mais nous savons aussi que le besoin d’être admiré, loué, applaudi fait partie des composantes d’une vocation artistique. Le traducteur qui travaille dans l’ombre a moins l’occasion de le montrer, bien qu’il ait lui aussi besoin, confessons-le, d’avoir de temps en temps l’assurance que des lecteurs approuvent ses choix. Ce besoin est rarement comblé. Et les remarques blessantes, car il y en aura toujours, lui font mal comme à n’importe quel autre interprète.
Oserai-je avouer qu’il m’est arrivé, face à certaines mises en scène d’œuvres qui m’importent particulièrement, de penser que le metteur en scène et les acteurs auraient gagné à s’inquiéter de ce que l’auteur dont ils présentaient la pièce aurait pensé de leur travail. Il y a des interprètes, malheureusement, pour qui cette question ne se pose pas. Ils n’y pensent pas, ne l’envisagent même pas, et la repousseraient si on l’évoquait devant eux.
Tous savent bien, et moi aussi, que l’on ne peut jouer l’auteur comme il était joué de son vivant : non seulement c’est impossible, mais ce que l’on attend d’eux est de montrer en quoi une œuvre du passé parle à l’homme d’aujourd’hui. Il en va de même pour le traducteur : la traduction d’une œuvre ancienne opère inévitablement – ne peut pas ne pas opérer – un rajeunissement de celle-ci. Pour autant, je ne crois pas du tout que la question de savoir ce que l’auteur aurait accepté ou rejeté soit paralysante pour l’interprète, quel qu’il soit. Les plus grands auteurs sont toujours conscients, par le fait même d’avoir été nouveaux en leur temps, que la loi du théâtre n’est pas de rester identique à lui-même mais au contraire d’évoluer d’âge en âge, comme tous les arts. Il ne s’agit donc pas de reproduire ce qui a été mais d’en perpétuer l’esprit en l’incarnant dans d’autres images, d’autres formes, en ayant souci de ne pas le trahir. Il me semble que le théâtre ne peut que gagner à ce souci de fidélité, et que la conviction de servir l’auteur est un moteur puissant de la création. Le servir et non s’en servir, comme il arrive qu’on le fasse dans certains spectacles qui m’inspirent la plus grande défiance, où le texte de départ n’est plus qu’un prétexte, et où ce que l’on voit sur scène mérite plutôt d’être considéré comme étant « d’après » la pièce dont le titre a pourtant été maintenu, tout comme le nom de l’auteur. On est libre de faire ce qu’on veut, et bien sûr de réécrire, de transformer, d’adapter, mais alors il ne faut pas promettre au spectateur qu’il verra l’œuvre annoncée par l’affiche du spectacle, alors qu’il n’en est rien. Cela se produit pourtant de plus en plus souvent, et sans être aucunement un réactionnaire en matière de théâtre, bien au contraire, j’en suis inquiet. Il me semble difficile d’être traducteur sans une certaine humilité ; je crois que la conscience d’être à leur façon eux aussi des traducteurs ne peut que grandir les autres interprètes en général, qu’ils incarnent un personnage, mettent en scène une pièce ou jouent une partition.
C’est là du moins ce que j’ai retiré de l’expérience que j’ai racontée ici. Il n’est peut-être pas donné à tout le monde d’éprouver charnellement qu’il n’y a pas de différence fondamentale entre traduire un auteur vivant (que l’on peut aller consulter, à qui l’on peut poser des questions, s’il y consent) et traduire un auteur mort longtemps avant nous, qu’il soit resté peu connu ou qu’il occupe le rang de classique. Et je serais bien imprudent de présenter cela comme nécessaire, car ainsi que je l’ai dit, cela ne s’est nullement produit avec tous les auteurs que j’ai traduits. Mais il m’arrive de penser au sens que peuvent avoir les adresses des auteurs anciens à « l’ami lecteur » : (Rabelais au seuil de Gargantua : « Amis lecteurs qui ce livre lisez… »). Il existe un type de lecture que la traduction conduit sans doute à actualiser plus qu’aucune autre, et qui fait de celle-ci une rencontre, non avec ce « scripteur » que la théorie littéraire qu’on enseignait dans ma jeunesse estimait utile de substituer à l’auteur (mais un « scripteur » ou une « instance auctoriale » vaudraient-ils qu’on leur consacre même une heure de son temps ?), mais avec un individu, de notre langue ou d’une autre, que nous nous efforçons de rejoindre, dut-il comme Rabelais se dissimuler derrière un pseudonyme souriant (Alcofribas) et nous entraîner dans les plus invraisemblables aventures. Il n’y a en fait plus que ce type de lecture qui m’intéresse, y compris comme professeur de littérature (puisque c’est aussi mon métier), non pas pour entrer dans la psychologie de l’auteur (j’ai déjà bien du mal à entrer dans celle de mes amis bien vivants) mais pour le laisser me transformer. On ne se laisse transformer que par une rencontre, et la lecture ne consiste pas à reconnaître dans un auteur ce que l’on pensait soi-même, bien que cela puisse arriver, mais à se laisser é-mouvoir, c’est-à-dire transporter, déplacer, déranger, par une pensée qui n’est justement pas la nôtre. Si Hofmannsthal m’a « formé » l’esprit, c’est parce qu’après l’avoir lu je n’ai plus jamais été le même que celui que j’étais avant de le lire. Et il en va de même pour Montaigne. D’une certaine manière, je les connais, je les ai connus en personne (je n’ai pas eu à traduire Montaigne, et parfois je le regrette). Pour être hanté par un auteur, il faut sans doute avant tout consentir à l’être. Quand William Blake recevait chez lui la visite de Milton ou de Dante, on peut bien ironiser sur son côté visionnaire, l’essentiel n’était pas là. Il était dans le lien d’un poète à un autre poète, que nul ne peut contester. Peut-être, ainsi formulée, mon expérience propre à susciter l’ironie de certains paraîtra-t-elle au moins de nature à faire comprendre jusqu’où peut aller le lien entre un auteur et son lecteur. Il arrive que ce lecteur soit aussi le traducteur, mais je suis certain que mon expérience, qui n’a rien de visionnaire, est celle de plus d’un lecteur.
Jean-Yves Masson