Marc Wetzel explique au lecteur ce que c’est que cette immunité merveilleuse en s’appuyant sur de larges extraits du livre.
Jean-Pierre Otte, L’immunité merveilleuse (aventure sans alibis). Les éditions Sans escale, 102 pages, mai 2024, 15€
Il suffit d‘imaginer Épictète poète – pas seulement parce que ses diatribes seraient en vers, mais aussi parce qu’on prend ici à partie la part (rêveuse ou lyrique) de nous qui se croit justement à l’abri de tout soupçon parce qu’au-dessus de toute imputation – et l’on a Jean-Pierre Otte. Épictète, on le sait, a le sermon farouche et incisif de celui qui fait mal en venant cerner et rudoyer le moyen même par lequel nous nous faisions du bien, celui aussi qui décèle l’aliénation à l’endroit même où nous nous pensions bien appropriés, fidèles à nous-mêmes, en optimal accord avec notre être véritable, notre penser profond ! C’est l’imprécateur du patatras : c’est qu’il traverse d’entrée (à la vitesse de la pensée) douves, murailles et courtines, vient directement au pied du donjon, sort sa lyre et nous y admoneste (nous invective et fait honte). On entend quelque chose comme : « Qu’as-tu fait, malheureux, de tes possibilités natives de vie et d’esprit ? », « Qu’est-ce qui t’a pris de te prendre pour ça, pour ce piteux moins que personne ? », « Ne vois-tu pas que tes moyens présents de te détruire seraient ceux mêmes de te recréer ? », et surtout : « Qui de plus informé que toi te protègerait du danger que tu es pour toi-même ? ». Autrement dit : qui mieux que toi fréquente la frontière du non-toi ? Immunité merveilleuse, en effet : prends donc plutôt ta (sobre et sublime) défense !
Mais Otte est un Épictète retiré des tréteaux (ou des estrades), qui ne fait plus qu’écrire, écrit pour mieux se parler, et se parle pour se faire entendre de celui qui, en lui, se fuyait. Car la parole à soi assurera protection, soit comme une armure sonore, un rigide moyen externe de protection (un tégument étanche mais étouffant, vigilant mais agressif, lubrifié mais suant – une poésie cuirasse, qui tient le sens en respect plus qu’elle ne le respecte), soit comme le moyen interne d’une immunité (une parade inventive et virtuose, une gymnastique de neutralisation, une proliférante mise à distance du mal douée d’imagination et de mémoire !). Immunité « merveilleuse », en effet, parce qu’elle a le sourire d’un maître du sort s’adaptant souplement aux arrivages pathogènes, synthétisant solutions neuves face aux dangers sans passé, aux étrangèretés sans précédent, mais aussi parce que toute merveille se sait suspecte, toute initiative transfiguratrice sent aussi son fantastique de bazar, arrogant et narcissique. D’où le sous-titre éclairant (et vigile !) du recueil : aventures sans alibis. Alibis, c’est justifications qui disculpent, « ailleurs » de façades (cette infraction ne peut être la mienne puisque j’étais ailleurs à l’instant de sa commission), possibles transcendances de pur évitement. L’immunité probe, sans alibis ni tergiversations (quel organe plus humble et ingrat que la rate dans nos corps ?), c’est donc celle qui s’en tient au fait (l’immunité, même exigeante, sait n’être qu’un fait – alors que l’impunité s’imagine être, même abusive, un « droit », qui exempte et dispense souverainement de la peine encourue), et celle aussi qui travaille à se faire (qui fait son affaire du mal à vaincre, qui paye d’efforts constants son mérite réfractaire).
Alors quelle immunité l’effort poétique peut-il prétendre induire et partager ? La poésie chante toujours, même des consignes; et rend familières et touchantes, même idées, avis spéculatifs, profondes ou délicates sentences. Otte reprend ainsi, en strophes allègres et libres, l’acceptation stoïcienne (nul n’a à se sentir trahi par ce qu’il ne peut changer), la juste prise de pouls qu’Aristote offre du devenir (le monde ne vient s’engendrer que là d’abord où il va se corrompre), la généreuse acuité socratique (élargis, désopacifie, retraverse la blessure même – logique ou spirituelle – qui t’arrête : opère ta « cataracte intérieure », p. 37), l’ironie bon-enfant d’un Thoreau conseillant de « siffler » le dogue inconnu qui nous menace (déleste-toi préventivement de ce qui te quitte, ne retiens pas ce qui va vers plus urgent que tu ne l’es), ou même la restitution weilienne du réel à lui-même par celui qui le quitte (la fin de notre vie rend le monde au monde, l’éden n’ayant sens qu’ici, et la fin de ma fièvre rétablissant le présent dans son effervescence. Autrement dit : « Ferme les yeux pour faire partie de l’image» ! p. 20).
Il suffira de parcourir quelques extraits suivants pour prendre la mesure de l’élégante et intègre ardeur de ce manuel de savoir-vivre (de pouvoir et devoir s’en tenir à vivre) – d’un auteur qui, la 4eme de couverture le redit sans ambages et sans bluff, « crée et partage ses anticorps dans un élan où esthétique et éthique ne font qu’un ». Il n’y a chez lui ni naïveté (dans sa confiance en notre disponible lucidité !), ni repli (sur le sort personnel, jugeant l’âme collective trop rétive et complexe pour se bâtir pareille défense cohérente et durable), ni apostolat (immunité, ce ne sont pas déclamatoires et pédagogiques « nourritures terrestres », mais simples fournitures psalmodiées – à assembler soi-même, à opposer difficilement à nos incomparables difficultés, à comparer toujours aux cahiers de bord de nos propres naufrages, à traduire du silence commun). Jean-Pierre Otte et son intelligence lyrique peuvent réellement quelque chose pour notre médiocrité (nul n’est médiocre au point de ne pas souffrir de l’être !), même si, c’est vrai, il lui est facile – contrairement à la plupart d’entre nous – d’accepter de disparaître, justement, parce que, comme créateur, il ne peut plus, même s’il le voulait, se résumer, lui, à la part destructible de lui-même. L’existence même de son oeuvre le met, en effet, à l’abri du néant qu’il nous offre d’accepter. Mais chacun de nous admire pour ne pas trahir ce qui le surpasse, et nous admirons Jean-Pierre Otte, par qui quelque chose de ce qui nous dépassait ne nous échappera, désormais, plus.
Marc Wetzel
« C’est du profond, en ludion, que nous montons
en surface pour épouser nos traits et qu’enfin,
le présent de ce que nous sommes soit fidèlement
traduit dans l’image que les autres auront de nous.
Nous sommes dans une aventure sans alibis.
Elle s’est désistée comme dans un acte d’amour
afin de ne plus s’occuper que d’elle-même,
par elle-même, en elle-même, dans un élan
où esthétique et éthique ne font qu’un.
La voilà dans une aventure sans alibis » (p. 16)
« Ce monde atone dans l’air volatil d’automne,
c’est avec aménité qu’il nous comprime la poitrine.
L’odeur de l’ozone s’est répandue après l’orage et
il y a, ça et là, des colchiques solitaires au cœur éclaté.
L’esprit va au gré des vents, sans havre et sans appui.
La fugitive se reflète dans un œil qui pleure.
Notre état d’âme est l’état du ciel,
tantôt en bogue d’un bleu minéral,
tantôt couvert, avec une épaisseur de nuages bas,
pressés tels des pansements d’infanterie sur une plaie.
Sans pudeur les lampes, le soir, éclairent nos figures.
La fugitive se reflète dans un œil qui pleure. » (p. 18)
« La vie révèle ce que nous sommes comme
une brume s’enlève d’une vallée perdue
et dévoile des figures, des reliefs
réfléchis en même temps en nous-mêmes,
alors que les oiseaux ventilent l’air du matin.
Sers-toi de ton esprit comme d’un miroir
afin que le monde soit rendu au monde. » (p. 24-25)
« Nous eûmes, au-delà de toute atteinte,
des liaisons sordides avec les femmes,
mêlées de chair, de salive, de sueur bleuâtre,
jusqu’à ce que, dissolus et finalement dissous,
le cœur nous redevînt candide
et que l’esprit salin se ranimât dans l’amertume.
Le monde se recrée lors même qu’il se décompose » (p. 36-37)
« Qu’importe de savoir s’il y a une vie
après la mort; au moins sommes-nous assurés
d’avoir plusieurs vies en cette vie, et
plusieurs morts au passage des âges successifs.
Tout tient dans l’acceptation plénière.
Que ta vie comprenne la mort
comme le fruit son noyau et l’arbre son ombre » (p. 40-41)
« Ah ! s’accompagner en tout, devenir
son propre ami, son propre complice,
et même confident ou souffre-douleur.
Ne plus se confondre à son propre reflet
volé au miroir trompeur de la mémoire,
ni à notre ombre toujours trop obéissante.
C’est à ce prix que l’on parvient
à jouir d’une immunité merveilleuse » (p. 47)
« … Encore et toujours, le même, le pareil,
la pire sottise est d’être son propre sosie.
Les miroirs sont pleins de foules mortes-vivantes.
Surtout ne fais rien comme tout le monde » (p. 54)
« Certaines libres pensées sont à reprendre,
comme on ravaude, reprise des bas
sur l’œuf de buis à l’ove des origines, alors
qu’en coulisse on n’en finit pas de se travestir.
Laissons la porte ouverte, en partant.
L’esprit, déjà, appareille pour le large.
Le coeur, en ses quatre poches cardinales,
recourbé sur soi, se dispose à recevoir les
merveilleux nuages venus de terres lointaines.
Laissons la porte ouverte, en partant » (p. 66-67)
« Et l’entêté qui tempête sans se borner à être,
l’amoureuse disparue dans les miroirs de l’alcôve,
les allusions à de sinistres présages et
les alluvions du monde familier
qui meurt, n’en finit pas de mourir,
sans oublier l’ombre émaillée sous les arbres
ainsi qu’un tapis persan qu’on déroule » (p. 70-71)
« Avez-vous remarqué que dans les rêves
nous avons le don des langues ?
C’est un bénéfice à ne pas ébruiter
afin de conserver l’enchantement qui
confère à l’existence une errance ondoyante.
Le subtil effluve des fruits nous féminise.
Parfois, par incidences, l’amour révèle notre âme » (p. 84)