René Noël introduit le lecteur de Poesibao dans ce premier volume de la poésie de l’écrivain et traducteur Henri Abril
Henri Abril, Poésie réunie, 1987-2016, Editions des Aonides, 356 pages, 2024, 12 euros
Éole chiffrant dieu
Ce premier volume de la poésie réunie d’Henri Abril expose le temps, modifié, Ah, que l’éternité est lente (p. 336) écho tacite en guise de répons à un aîné l’éternité se limite à ses limites actualisant la mer mêlée au soleil, soit une représentation physique et psychique du monde à ses transits. Vision du devenir écrit par Henri Abril et amorcé par les œuvres des poètes créateurs de langues qu’il pratique, poète, traducteur saisi en amont par les lignes mélodiques du français, de l’espagnol, du russe, de l’ukrainien dont il nous donne à lire ici les étiages, les moults de leurs correspondances écrites, plusieurs de ses livres étant devenus introuvables, Syllabaire / si l’aube et Gare Mandelstam, accompagnés d’un Reliquat inédit, vers nés d’un exil qui, franchissant les sons et les rythmes de langages à jamais déliés, ne pouvait mener que vers le non-lieu de toute naissance jamais cependant identique au non-lieu de la fin.
Si les hommes ignorent ce qu’ils font à l’état de veille et oublient ce qu’ils font en dormant, il arrive cependant à la plupart d’entre nous de le savoir par accident, pour l’oublier aussitôt, j’ai l’impression de vivre le rêve d’un autre, que se passera-t-il quand cet autre se réveillera et aura honte ? dit ainsi Eva dans le film La honte d’Ingmar Bergman à Jan. La poésie n’est-elle pas l’art de lire et d’ordonner selon une logique inédite ces états de veille où nous nous sentons rêver et ces heures de sommeil où nous agissons effectivement ? Il n’en va plus alors d’un don exclusif de l’enfance, mais à une forme de regards justes portés à tout âge de la vie au cœur du réel, à lire la poésie de Henri Abril où la conscience, la logique affûtées, libèrent le hasard et la providence de leurs servitudes, animent les iambes et les syllabes, les mots et les expressions.
Syllabaire / si l’aube (1987-1992) pèse le corps en mouvement de la poésie. Le puzzle des mémoires agit aussi bien que le mot figure qui contient le mot figue et désigne sa forme, évoque un fruit, ses aspects et ses saveurs à travers lesquels le vif et l’abstrait agrandissent le champ du savoir et changent l’anatomie. L’œil, la peau, le nez, l’oreille, la bouche : leurs façons de se poser et de percevoir immédiatement les dehors participant d’une construction originale en lieu et place d’instincts statiques et supposés immuables, nourrissent l’anatomie et la physiologie en marche, l’espace devenu plus vaste et paradoxalement plus précis que le temps par la mise en avant du vif, de l’agir.
Ce premier opus incarne non pas la matrice des livres à venir, le programmatique, la forme sculptée une fois pour toutes, une comédie humaine qu’il n’y aurait plus qu’à garnir, mais agrège les défunts, les poètes de l’ère en gésine dont nous sommes les mues, les contemporains. Dionysien, Henri Abril organise à nouveaux frais la bibliothèque de Babel – aussi bien que Blaise Cendrars y puise le latin mystique accouchant de Bourlinguer, de Moravagine – proche du pays de Nerval salué dans Byzance, le sexe de l’utopie, relève les syllabes serrées dans les incunables. L’image flairée dans les ténèbres regarde l’aube qui la précède, puis in situ devant soi. La vraie vie – si banale / qu’elle renaît dans le vagin : des défuntes, au point vernal / de l’homme usé par son prochain, / puis ressuscité par les aubes au goût sauvagin / dans le temps borgne et flétri des annales, / où seul un poète geint / stupidement debout sous le soleil d’épinal (chromos) (Gare Mandelstam, 1999-2004, p. 119).
Éole modelant chiffrant dieu vu de l’intérieur et de ses dehors, non plus le jeu scindé entre ou bien le monde ou bien soi, et l’ange marchait / devant, / mâchant remâchant / les noms hivvites / et jébuséens / syllabes éraillées / rumeurs graisseuses / du jour presque neuf (p. 23), mais au cœur du chant russien, le poète moscovite et espagnol élargit le spectre des voix humaines, Fer / Dans la boucle du trop-réel / nos / Bouches usées par les augures : / Le temps passait et nous étions / Plus absolus qu’une syntaxe – toi / Humble et blanche / Comme les charniers du siècle, / Entre cantiques et blas / Phèmes Fièvre / De Magdalena à Magadan / Comment prévoir la servitude / L’aube qui poindrait / Sous les signes de la main : récit / D’une autre peau, d’un autre sang / dans la neige qui efface / Jusqu’à ton évidence, Phèdre, écrit-il dans un poème dédié à Marina Tsvetaïva (p. 12).
Rien n’est effacé du rien, ni l’inanité sonore, ni l’ignare qui en tout poète sommeille, Même le poète le plus pur / ne sait des mots que le bruit qu’ils font (p. 343), écrit Henri Abril, traducteur entre autres, de la poésie complète en quatre livres d’Ossip Mandelstam, ne séparant pas l’art de traduire de l’écrit, composant cent quatre quatrains, Rimes pour une aube noire (p. 71), pour traverser la matière de ses vers rimés. Résistance / Réseau des stances, toujours aussi vivante, irrémissible, / cette roulure et gueuse, / cette pestiférée, / la poésie seule résistance possible / à l’inacceptable réalité (p. 339) émergée du zéro posé sur l’horizon.
René Noël
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exponentielle / lamento pour marina
i.m. ève malleret
quelque part
infante sous le poids
des seins surlignés de jurons d’amour
des cortèges sans dieux
laveuse de pieds dans l’exil
jamais su sur le bout des doigts
jamais identique
à toi-même
blanchisseuse des sombres génitoires
du scalde nubien
au temps des slogans
pervertis déviés
du sens maternel
de l’autre côté
du fleuve et des signes
du lieu où ne se peut plus
pénétrer l’âme ainsi qu’une gorge
les ultimes prophéties
lâchées
dans les rues en ruine du ponant
Syllabaire / si l’aube, p. 34
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Au beau milieu du corps il lui poussait
Une étoile –
Lui le variolé, à jamais l’ancêtre
D’un pays sans camps et sans histoire.
Gare Mandelstam, p. 141