Michaël Bishop explore pour nous quelques-uns des onze essais datant de différentes époques qui constituent ce nouveau livre d’Hélène Cixous.
Un livre composé de onze essais de longueur variée et datant d’époques fort différentes, constitués comme un ensemble hétéroclite mais étonnamment cohérent. Et un livre que couronne emblématiquement le dernier de ces textes, Le chat et le château, où Hélène Cixous creuse et approfondit sa conception de la ‘déconstruction’, implicitement derridienne, mais personnalisée. Celle-ci, écrit-elle, ‘c’est la vie ordinaire, son souffle. L’ordinaire extraordinaire. Et vice versa’ (113). L’ordinaire, non pas comme une routine, une banalité répétitive, mais comme ce qui ‘ne s’arrête pas d’arriver’ (113). Surgissement de l’inattendu, jaillissement de l’infini du pensable, d’un non-fixe, de cela qui ‘joue’, indéfiniment, ‘indécidable’ (comme les chats de Cixous) au cœur d’une fatalité qui, pourtant, comme disait Derrida, de sa juiveté, nous ‘décide’. Penser, ce long dialogue-monologue qui permet de ‘s’aiguiser, s’affûter, se polir, s’apaiser’ face à l’autre, tout ce qui est autre, ‘amitié’ dans tous ses états (114). Car, se dit Cixous, ‘tout signe, fait signe, in-signifie, rien n’insignfie, tu m’entends? Je t’entends, il n’y a pas de nainsignifiance’ (116). La parole, acte et lieu d’un jeu de ‘Traduction’, de tissement-entretissement-contretissement, entre-deux où tout se joue, affirme ses enjeux, ‘où on coupe, saigne, signe, recoud, sépare, trennt, recoud, blesse-guérit’ (120). Acte où règne un ‘impossible’, ‘magma’ à creuser sans cesse, ‘comme on peut’, car ‘la force est cachée sous le nom’ (130). La déconstruction-traduction ainsi un simple mais inlassable ‘faire’, ce poïein-créer qui ferait de Derrida, écrit Cixous, ‘un grand poète tragique’ (125).
‘[Être] à la porte, ne sa[chant] pas de quel côté’ (12) : une préoccupation qui se déclare dès le début du livre, tout en en diversifiant constamment la pertinence, l’application : écoutant les Hagenauer raconter la vie des camps de concentration, vivant ce clivage-proximité, cette initiation dans le seuil d’un impossible; lisant-imaginant le carnet d’adresses de sa mère, cette invitation virtuelle à parler-avec, à entrer dans la complexe intimité de l’autre, des autres, disparus; se trouvant au carrefour du mal et d’un bien à la fois relatif et rêvable, d’une ‘criminalité’, d’une ‘honte’, et d’une ‘innocence’, d’une écriture-‘nécriture’ (23) et d’un ‘sans-nom’ (30). Toujours l’image de la porte provoque le sentiment de l’aporétique, du paradoxal, de ce que l’on frôle sans pouvoir-savoir le toucher, y pénétrer, le vivant par le biais de la parole, d’une écriture mouvante, jamais la même, ‘chassante’ (13), implacablement braquée sur une proie insaisissable, hors d’atteinte, quoique d’une centralité, d’une urgence, ontologiques. ‘Le pire c’est de perdre la catastrophe’, lit-on; ce qui pousse le livre, partout, et malgré tout, à ‘tradui[re], […] extradui[re, être] la traduction en faible de la catastrophe, cendres et bégaiements de Babel’ (26, 28). Bien sûr, la catastrophe, c’est la Shoah, le génocide des Khmers rouges, mais aussi toutes les violences et agressivités, tous les dogmatismes et fanatismes auxquels s’oppose Cixous, comme Derrida, ‘homme pour la paix’, dit son amie (136). Car le livre n’oubliera jamais, souvent dans les interstices de son étrangement sereine et même rieuse virulence et malgré une insistance sur ce qui nie, bloque, frustre, horrifie, à quel point peut régner, humainement, une énorme ‘innocence, [forte], aussi forte que fragile, comme la vie. Comme mes chats ont confiance en moi’ (38). À quel point la ‘littérature [tout en étant] ce très long grattement de plaies, le résidu, l’écrime réitéré’ (50), ‘voudrait [se reconnaître] plein[e] de barricades et de massacres’ (61), barricades hugoliennes, dit-elle, défensives et libératrices à la fois. Une littérature ainsi puissamment contre toute censure, attaque, prête à encourir tous les périls, toutes les oppressions (45).
Deux essais reprennent sous des formes distinctives l’immense obsession de la mort et celle de l’héritage, du legs : Le legs empoisonné (77-93) et Max et Moritz et ma mère (94-112), histoire de la mort imaginée de Derrida, comme celle, vécue viscéralement, du père et de sa bibliothèque qui doit compenser l’absence de l’homme; histoire de l’œuvre de Wilhelm Busch héritée de la mère où l’horreur et le rire entrent en scène, simultanément, indissociables. ‘J’ai hérité de Georges [mon père]’, dit Cixous, ‘le besoin géorgique de déterrer les mots, de descendre sous le taire, de nettoyer, d’arroser, et d’écouter ce qui erre le long du silence’ (79). La mort, que Cixous définit ici comme ‘les infinis, les immortalités, toutes les quêtes et les pèlerinages’ (82), autrement dit la totalité imaginable de l’incarné-désincarné, qui reste à chaque instant ‘à vivre, à penser, à intérioriser, à expectorer, à suivre, à saluer et démentir à essayer et répéter’ – une telle ‘mort’ est comprise comme un vaste cadeau, plein de ‘tourments’ et de ‘jubilation’, un ‘trésor inestimable’ (93) ouvert sur l’humour tragico-comique juif ou la monstruosité fictionnelle que raconte Busch et le rire ‘úberunmöglich’ (surimpossible) que celle-ci peut provoquer chez la mère et sa fille – la pleine gerbe, c’est-à-dire, de notre mystère, d’une espèce de sacré au cœur même des contradictions, des ‘vérités’ de nos désirs, nos rancunes, nos ‘résistance[s] aux autorités du Bien pur’ (99). Toujours installé.e.s que nous sommes à la porte de notre être au monde.
Et la même porte, ce lieu de rencontre de tous nos paradoxes, resurgit, presque fatalement, comme nécessairement blasonné, dans l’essai intitulé La fugitive (63-76), tout tournant autour des mots arabes el bab enfin compris comme symbole de ce seuil où s’accompliraient, unifiés, espoir et exaspération. Comme souvent chez Cixous, l’Algérie s’avère ici la scène, presque primitive, de cette auto-auscultation : cette Algérie, où elle est née, voilée-dévoilée, désirée-lointaine, promise-‘jamais accordée’ (63). La petite fille, comme la femme adulte, ‘dénationalisée dénaturalisée’, ‘jamais identifiée aux identités’ (64). Se trouver coincée dans cet interstice, cet espace-non-espace, cette appartenance jamais vraiment recevable, impose une chasse qui chasse la chasseuse. La fugitive, c’est l‘enfant-femme qui finit par fuir, mais, inséparablement, le pays adoré qui ne peut la prendre dans ses bras. Ces blocages, impossibles, ‘inracinements’, inappropriables, ‘mes premières ruines’, comme Cixous les appelle, resteront pourtant, toujours destinalement, ‘mes premiers trésors’ (65). Qu’elle ne cessera de caresser, revoir, repenser, retisser. ‘Algérie Allergie Ah j’ai ri’, écrit-elle (67), à jamais creusant, cherchant dans le coincé, le figé, une espèce d’au-delà, de liberté, de ‘pour’, disait Derrida de toute l‘œuvre de son amie, là où son contraire aurait pu peser, l’emporter.
Un beau livre, riche, honnête, une audace sans prétention.
Michaël Bishop
Hélène Cixous, Et la mère pond vite un dernier œuf, Gallimard, 2024, 144 pages, 17,50 euros.