Grégory Rateau, “Imprécations nocturnes”, lu par Romain Frezzato


Romain Frezzato explore pour Poesibao ces “Imprécations nocturnes”, un livre de Grégory Rateau paru en novembre dernier chez Conspiration Éditions. 


 

Grégory Rateau, Imprécations nocturnes, Conspiration Éditions, 2022, 78 pages, 9 €.


Alors qu’un peu partout la parole s’évide, et qu’à mesure que média et politique s’éploient dans la langue celle-ci perd de son réel, la voix poétique n’a jamais tant eu de raisons d’advenir – comme zone de résistance et d’hétérotopie. Avec ses Imprécations nocturnes, Grégory Rateau installe son néo-lyrisme dans un univers urbain réduit à l’esquisse, ou à l’ombre. Des silhouettes s’y croisent – l’ombre rimbaldienne, pour sûr, mais encore Artaud, et Prével aussi – Jacques Prével ! –, le résident des limbes, trop souvent réduit aux notes de bas de page de volumes sur le Momo, et Thierry Metz encore, Rodanski… On voit que le volume s’inscrit dans une certaine tradition poétique, celle des maudits, des destins empêchés, des corps inadaptés. C’est cette filiation sans doute qui offre à l’écrivain de parler d’outre-tombe pour ainsi dire de son vivant. La poésie de Rateau se veut intemporelle, non pas hors-temps mais de tous les temps : « Quand dehors / l’appel brûlant des vivants / trop loin, trop proche / je plonge mes yeux de spectre dans ceux de mes ancêtres / deux mondes pour sceller le même cercueil / chacun devenant le fantôme de l’autre / photos écornées de visages énigmatiques… » Poète-spectre donc. C’est alors toute une discussion qui s’engage avec le poétique : « un verbe sacré qui honnit la sacralité / à la mesure d’un Dieu que tu coudoies à en périr. » Thrènes ou tombeaux, les vignettes poétiques de Rateau interrogent la sacralité du dire – dans un monde soumis à son dévoiement, donc à sa raréfaction : « aujourd’hui, sa pitié s’étale sur la toile virale / à défaut d’un Dieu qui ne répond plus / demain, seul ton silence consacrera / le très haut Verbe disparu ». Les vers non-libres (car peut-on appeler libres des lignes que contraint un vivre exsangue ?) épousent les linéaments d’un être toujours à deux pas du maudit moderne. Un je s’y esquisse, abyssal et morcelé, témoin diffus du jour sans cesse itéré : « Elle bruisse tapie dans l’ombre / cette blessure qui s’écaille / ton corps n’est plus ce journal / que tu cultives pour un jour nouveau / mais un vaste champ de mines / que la médecine manipule à loisir / si je m’en vais le premier / je me glisserai sous ton épiderme / subtilisant à la source éternelle / une myriade d’organes célestes ». On perçoit là un rythme, une mélodie, qui happent d’un bout à l’autre de ce petit livre d’or finement ciselé par les éditions Conspiration. Poésie existentialiste où se déploie un dire limite. Dans son Histoire de l’élégie, Jean-Michel Maulpoix considère que lyrique est celui qui cherche « un tu à qui parler ». Ces « élégies des temps futurs » pensent le chant comme habitat, comme seule forme possible de domiciliation – comme espace unique où se concilier l’exil. Mention des solitudes aussi – vécues comme refuge, comme modalité du vivre, comme dépositaire de poésie : : « Condamné sans motif / à errer au milieu des voix / cacophonie du mot ami / puis viennent les supplications / aux heures les plus pouilleuses ». La colère encore qui sourd – comme qui conseille à soi de l’exprimer –, conçue ici en esthétique lente, et disséminée. C’est que le poème se conçoit toujours dans les marges – hors-frontières, hors-famille, hors-classe : « Vous qui me dévisagez / comme le dernier des forcenés / sachez que je ne suis pas d’ici / chaque rue me coule dessus / alors je me glisse dans la première maison venue / déloge ses habitants / m’imagine vivre à leur place / j’apprivoise la normalité / prends des notes / les efface aussitôt… ». Et puis la poésie comme contre-anathème enfin, comme remède au maudit, la poésie comme seule à même de mener le diseur à sa conclusion, à la formulation de son espoir : « alors je me glisse dans la première valise venue / retiens mon souffle / bringuebalé aux douanes du hasard / en passe-muraille de mon époque / je rentre peut-être chez moi ». Et « chez moi », c’est la langue.


Romain Frezzato

Grégory Rateau, Imprécations nocturnes, Conspiration Éditions, 2022, 78 pages, 9 €.


Un extrait :

Depuis quand sens-tu ce poids
cette difficulté à paraître ?
un mot de côté et la lumière décline
tu es là empêtré dans ton silence
religiosité de façade
indifférence qui blesse
pourtant le monde est à sa place
seul le verbe se replie
il ne jaillit plus
aucune lettre n’adoucit tes lèvres


Tu te retournes
guettant la clarté de l’enseigne
et toutes ces ombres aléatoires
quoi pour toi devraient donner du sens
alors qu’une aube précoce se prépare
ébranle l’équilibre de tes persiennes
et te voilà en marche
flirtant avec le jour
la ville s’offre à toi
des lignes, des croisements, des fuites
ton désir écartelé
tes jambes trop fébriles
d’autres te dépassent
ils jouiront d’elle à ta place