François Lerbret, “Depuis le seuil”, lu par Laurent Albarracin


Comment un poète d’aujourd’hui peut-il réactiver le thème éculé du seuil en évitant les postures, les stases et les leurres.


François Lerbret, Depuis le seuil, Le Temps qu’il fait, 2023, 137 p., 18 €


Le thème du seuil est presque un poncif, en poésie. Il a donné lieu à tellement de passages voire de stations prolongées que sa pierre en est usée, de même que ses vertus supposément ouvrantes. Comment un poète d’aujourd’hui peut-il traiter et réactiver ce thème passablement éculé en évitant les postures, les stases et les leurres ?
La réponse proposée par François Lerbret est de se tenir au plus près de l’expérience, celle du seuil donc, dans la multiplicité de ses occurrences comme de ses valeurs. Le seuil est en effet ambivalent : il promet et il frustre tout à la fois. En tant qu’il est un avant-goût, le seuil n’est jamais une connaissance pleine et entière. C’est ainsi que le poète, dans une première section liminaire – justement – du recueil, répète cette expérience du lieu à la fois vacant et impénétrable, offert et se retirant : rives, finistères, gares et voies ferrées, lisières diverses sont autant d’endroits où l’ambivalence du lieu, et même son ambigüité, se révèle. L’embranchement a comme son gîte dans ces interzones-là :

Au lieu dit La Gare

Les deux voies ferrées
dans la brume –
l’une va dans les broussailles

                            31 décembre 2021

Voilà un poème court et simple, d’une clarté confondante, mais dont le sens, comme interrompu sur son seuil, exprime pourtant la confusion, la perte, le suspens, l’attente, l’incertitude. Le fait que le poème soit situé et daté ajoute à sa tension de moment critique, quasi solsticial. C’est que les signes que l’on perçoit dans le monde sont eux-mêmes – en eux-mêmes – ambigus. On les perçoit dans leur évidence mais ils sont difficiles à interpréter et à suivre dans la direction qu’ils montrent, car ils nous l’enlèvent en même temps. Ils sont à demi la chose qu’ils désignent et, pour moitié, sa fuite. Ainsi, par exemple, de ce « renard à l’heure furtive » que, « dans l’indécision du regard », « on ne peut distinguer de son signe ».
Les êtres qui sont par excellence – presque par essence – une disjonction en acte ou, sans jeu de mots, un angle incarné, ceux qui portent haut dans leur être la nature double du signe, ce sont les oiseaux. Toute la deuxième section du livre leur est consacrée. Eux aussi, comme les lieux de passage, font seuil et signe. Ils interpellent mais on ne saurait les suivre entièrement, puisqu’ils s’absentent dans le mouvement même où ils apparaissent, leur envol « laissant dans l’arbre / l’absence qui fait le signe ». Comme l’expérience de la frontière avait été la plupart du temps située et datée, les oiseaux sont ici nommés par leur nom spécifique – ce n’est pas de l’oiseau générique qu’il s’agit mais de tel ou tel oiseau particulier, observé dans son contexte réel, si l’on peut dire. Très souvent les oiseaux aperçus sont à la fois une promesse de connaissance et l’éloignement de cette promesse :

La buse pâle sur la neige
qui s’éloigne
comme l’augure ouvert
d’un spectre de plein jour

C’est sans doute parce qu’ils sont doubles, ambigus, que les oiseaux sont le seuil même de l’Ouvert. Mais c’est aussi parce qu’ils sont ambigus qu’ils ne seront jamais que ce seuil se refermant, se rétractant au moment où il allait permettre l’accès. Il y a comme une mélancolie dans le signe – dans l’oiseau – qui est un gage de liberté.
La troisième section – « Sur le pas des visages » – est la moins attendue, la plus surprenante peut-être concernant ce thème du seuil, puisqu’elle est dédiée à la statuaire romaine. L’auteur nous offre en effet de visiter une galerie des Empereurs de Rome, nommés chacun par leur patronyme (comme les lieux étaient situés, comme les oiseaux étaient vus sous leur espèce propre). Certes ils sont figés, ces visages de pierre, arrêtés dans leurs traits et cassures, mais ils n’en font pas moins seuil eux aussi, tendus aussi bien vers le passé qu’ils accueillent que vers l’avenir qu’ils interrogent, et, s’ils sont pétrifiés dans une immobilité hautaine, hiératique parfois, ils portent néanmoins en eux une émouvante altérité, une infinie distance.
Citons enfin, pour terminer et pour mentionner la quatrième et la dernière section du recueil, intitulée « Source lointaine », où s’entendent encore d’autres références (parfois musicales), ce beau poème consacré à une autre sorte d’immobilité, pas aussi immobile que cela toutefois, celle des pierres de chemin :

pierres durées le long du chemin
débris de mondes épars
et cependant tenaces sous le pas

comme vous m’émouvez
d’attendre
que survienne le heurt
qui vous déplacera
un jour
dans l’autre éternité
de votre témoignage

On notera d’abord l’emploi adjectivé, étrange, du verbe « durer », où ces « pierres durées » semblent transposer leur dureté dans l’ordre temporel. Ces pierres, pour avoir l’air de témoigner d’un temps immuable, sont pourtant en attente d’une rencontre du pas qui les déplacera et les disposera à une autre éternité : elles seront alors la nouvelle face ou la nouvelle arête que présentera ce qui dure. À déplacer une pierre en la heurtant du pied, c’est comme si l’on mettait au jour, pour longtemps, un autre visage du monde. Les pierres apparemment immobiles ne sont que toutes prêtes à changer l’ordre des choses tel qu’il nous apparaît. Et c’est ce que nous dit le poème, ce que nous dit la poésie, à savoir que même l’immobile peut être bouleversé, que même l’immuable peut être bouleversant.

Laurent Albarracin

François Lerbret, Depuis le seuil, Le Temps qu’il fait, 2023, 137 p., 18 €