Cet entretien est consacré à une nouvelle collection, ‘Poésie commune’, chez MF, avec un de ses livres, signé Séverine Daucourt.
Avant-propos
C’est grâce à Séverine Daucourt que Poesibao a eu connaissance de la création d’une nouvelle collection, au sein des éditions MF.
Les éditions MF, axées sur trois pôles, la musique d’aujourd’hui, la littérature et la philosophie, viennent en effet de créer une nouvelle collection à l’initiative de Laure Gauthier et du responsable éditorial Bastien Gallet. « Poésie Commune ».
Nous avons souhaité en savoir plus sur cette collection au projet bien précis en rencontrant Séverine Daucourt qui en signe un des premiers livres et bien sûr, nous l’avons aussi interrogée, dans la deuxième partie de cet entretien, sur son livre, Poudreuse, qui nous a semblé emblématique de la collection.
Sont sortis en ce printemps 2025 les quatre premiers livres de la collection Poésie Commune de MF, accompagnés d’un livret original de présentation. Les livres sont :
Séverine Daucourt, Poudreuse
Gabrielle Schaff, Veules-les-Roses
Florence Jou, Xixi
Camille Sova, Les branches des autres
Entretien
Sur la collection « Poésie Commune » des éditions M.F.
Florence Trocmé : j’ai reçu il y a peu 4 livres + 1. Quatre livres de petit format, 9,5 x 13 cm, très agréables à tenir en main, cartonnés, à courte pagination, entre 75 et 110 pages et au prix de 10€. Livres de quatre femmes, pour cette première livraison, dans une collection qui veut largement leur donner la place. Que pouvez-vous nous dire de cette collection, comment elle est née ?
Séverine Daucourt :
Cette collection est née en réaction à un frémissement que nous avons toutes et tous senti dès la pandémie de 2020 et même avant. La poésie a émergé, essaimé, elle est devenue visible, d’abord sur les réseaux puis dans les médias, y compris ceux qui l’ignoraient pourtant depuis des décennies. On peut dire qu’elle est l’objet d’une mode, ce qui engendre la production de nombreux textes. Ecrire de la poésie est désormais un acte assez ordinaire, revendiqué, là où il restait secret, voire honteux ou réservé à une élite auto-désignée. Résultat : en dépit de l’éclosion de nouveaux espaces éditoriaux, les maisons d’édition de poésie existantes font face depuis quelques temps déjà à une déferlante de manuscrits.
Bastien Gallet, responsable éditorial aux éditions MF, au sein desquelles la collection « Inventions » dédiée à l’expérimentation accueillait régulièrement des textes poétiques, remarquait comme d’autres cette intensification. Les textes qu’il recevait, majoritairement envoyés par des poétesses — fait remarquable au vu de la longue domination masculine du genre (comme du reste) — étaient intrigants et lui semblaient refléter la mutation du paysage poétique. Alors qu’il s’ouvrait de ce constat à l’écrivaine Laure Gauthier, lors d’un rendez-vous amical, et qu’elle lui confirmait sentir elle aussi ce tremblé des lignes, leur est venue à tous deux l’idée de créer une collection chez MF, une collection dédiée à la poésie, à ce genre dénué de frontières claires, suffisamment indéfini pour accueillir non pas tout ce qui passait, mais ce qu’il se passait, cette effervescence tangible, cette foison de singularités. En ouvrant l’espace des éditions MF, la nouvelle collection permettrait de rendre compte de pratiques multiples – l’écriture poétique – qui semblaient contaminer le paysage artistique, social et politique, laissant dans leur sillage la question de leur simultanéité et de leur nombre, donc du commun. Le nom fut choisi spontanément par Laure et Bastien qui convinrent de nommer la collection « Poésie commune ». Pour incarner jusqu’au bout l’idée d’un Simul et singulis, un collectif fut aussitôt constitué, composé de Patrice Blouin, Lénaïg Cariou, Frédérique Cosnier, Elsa Boyer, Bastien Gallet, Laure Gauthier, Elke de Rijcke et moi-même. Ce groupe dirige et anime la collection dans une démarche collaborative.
F.T. : Comment définiriez-vous le concept de « commun » en poésie et quel rôle peut jouer la poésie pour protéger et développer le commun ?
S.D. : C’est justement grâce à l’étendue de son territoire sans limite que la poésie peut être le bastion du commun, ce que devrait d’ailleurs être l’art en général, d’autant plus que la dynamique de développement capitaliste a évacué le(s) commun(s) de la politique, alors même que tous les défis de l’époque appellent des réponses communes. Bref, pour savoir ce qu’est le commun en poésie, il faut commencer par interroger le mot, en entendre toutes les acceptions.
Le commun est d’abord ce qui appartient au plus grand nombre. La poésie commune, c’est donc une poésie partageable, une poésie qui est simultanément le fait de plusieurs choses ou personnes différentes voire contradictoires, une poésie qui n’est pas réservée à une fictive élite sociale ou intellectuelle, une poésie qui inclue tout, y compris bien sûr l’ordinaire.
La poésie commune ignore les exigences communautaires. Pour moi, comme pour le comité éditorial, dont je reprends les propos, elle « témoigne du bouillonnement d’une pratique plurielle qui dépasse les vieilles antinomies entre lyrisme et formalisme, individu et société ». Elle peut faire de l’intime une matière impersonnelle, du choral un espace non assignable. Elle n’est pas pour autant le fait de « rimailleurs » ni de « poètes du dimanche » ni de « cafards », ni d’amateur·ices revendiqué·es ni de professionnel·es assermenté·es, encore moins d’influenceur·euses ou de personnalités labellisées. La poésie est une tentative, partagée par des individus qui n’ont parfois rien en commun que la vie et la mort, mais dont l’altérité nourrit ce qui finit par être une communauté, constamment réinventée par celles et ceux qui l’écrivent.
La poésie n’a pas de super-pouvoirs, mais parce qu’elle a pour matériau les langues, y compris les langues minorées, avec ce qui s’y trouve aisément et en abondance comme ce qui s’y raréfie et s’y dissimule, elle peut résister à la négation, à l’oblitération des êtres en évitant celle des mots, idiomes, expressions menacées, en revitalisant ne serait-ce que la prosodie. Elle peut désigner l’un, l’autre ou l’ensemble des problèmes ou avantages de notre ère en restaurant leur importance, leur gravité. Elle ne se prend pourtant pas au sérieux. Elle réveille. Elle amuse. Elle dérange. Elle réinjecte une touche de subversion quand la zombification gagne. Pour résumer : elle manifeste. Ce qu’elle protège et renouvelle, c’est le langage, qui est l’un des communs du monde humain dans tous ses états (l’autre étant la nature).
F.T. : Quel sera le rythme de parution des livres, combien par an et à quelle période ? Paraîtront-ils tous ensemble ? Cette première série de quatre est accompagnée d’un livret en accordéon, présentant des extraits des quatre premiers livres, accompagnés à chaque fois de deux notes sur le livre, par deux membres du comité éditorial. Je rappelle que celui-ci est constitué de Patrice Blouin, Lénaïg Cariou, Frédérique Cosnier, Elsa Boyer, Séverine Daucourt, Bastien Gallet, Laure Gauthier, Elke de Rijcke.
S.D. : Quatre voix singulières seront publiées en une salve, chaque printemps – une autre façon d’affirmer le commun et le paradoxe indispensable d’être ensemble en restant soi-même. Quatre livres par an donc, pour une saison unique. De petits livres à 10 euros, qui tiennent dans la main et dont les couvertures se complètent comme un puzzle si on les aligne. Le remarquable travail graphique effectué sur ces objets-livres par Alice Jauneau et David Vallance joue du lien entre les voix et les temps, invitant aux interactions, au déploiement, aux retours d’un ouvrage à l’autre. L’idée de la continuité nous était chère également. Il ne s’agit pas là de passer d’un objet à celui qui suit comme la société nous y incite, mais de réfléchir au fil mystérieux qui relie des objets entre eux. Un cinquième livre, offert si l’on en achète au moins deux autres, reflète à son tour, en les rassemblant, nos réflexions et nos différences. Cette année, il nous importait d’y présenter la genèse de la collection, et de rendre visibles non seulement les textes que nous publions et allons publier, mais aussi d’offrir ces quelques clés d’entrée dans les textes des autres que sont nos propres impressions de lecteur·ices. Nous lire entre nous nous a semblé être aussi une manière d’affirmer le collectif. Leporello cette année, ce livret sera peut-être différent, fond et forme, au fil des ans, mais il comprendra toujours les voix de tous et toutes, auteur·ices publié·es et membres du comité.
F.T. : Ce projet prend également la forme d’une chronique dans la revue en ligne Les Temps qui restent. Pouvez-vous nous rappeler ce qu’est cette revue et en quoi consiste ce travail en commun ?
S.D. : Les Temps qui restent (TQR) est un collectif multimédia et une revue généraliste en ligne, initié en 2024 par d’anciens membres des Temps Modernes, après l’arrêt de cette dernière par Gallimard en 2018. Fondé par Patrice Maniglier et Juliette Simont, TQR entend prolonger l’engagement intellectuel sartrien en l’adaptant aux enjeux contemporains, notamment ceux liés à l’Anthropocène et aux crises écologiques et sociales. Avec des publications trimestrielles et d’autres en continu (textes, vidéos, événements), la revue tente une réinvention de l’action collective. Inspirée par Bruno Latour, elle cherche à « faire revenir la Modernité sur Terre » en interrogeant les dynamiques sociotechniques dominantes selon quatre axes : héritage des Temps Modernes, urgence d’agir avant qu’il ne soit trop tard, nécessité de composer avec les restes de la Modernité et exploration de futurs alternatifs. TQR se distingue par une gouvernance horizontale. Un Comité scientifique garantit la rigueur des contenus.
Au sein de cet espace, outre des rubriques, des dossiers, il existe une vingtaine de chroniques dont l’une est animée par notre collectif. Cette contribution mensuelle nous permet d’inscrire dans le temps une vision intellectuelle et sensible de ce que recouvre le titre de la chronique (qui s’appelle aussi « Poésie commune »). Pour donner une idée de la diversité des voix, je cite les poètes invité·es jusque-là (outre les membres du collectif qui ont un à un ouvert la chronique avec leurs propres textes) : Florence Andoka, Hortense Raynal, Philippe Beck, Coline Fournout, Antoine Mouton, Anna Gianferrari, Elise Légal, Jacqueline Frost, Rebecca Chaillon, Maria Raluca Hanea, Dominique Quélen, Théo Robine Langlois, Rodolphe Perez…
J’ajouterai, mais vous l’aurez sans doute compris, que plus qu’une simple revue, TQR se veut un espace de réflexion et d’action pour réévaluer la Modernité et esquisser des alternatives.
Sur votre propre livre, Poudreuse.
Florence Trocmé : Il m’a semblé que votre livre s’interroge sur le commun, l’explore. Ce serait presque de la socio-poétique. Pouvez-vous nous dire ce que représente la neige ? Qui n’apparaît pas du tout ici comme une entité lyrique, si souvent présente dans la poésie, la musique (je pense au Voyage d’hiver de Schubert par exemple) ? Elle est indéniablement le fil et le liant du texte, pouvez-vous nous expliquer pourquoi avoir choisi la neige et comment elle articule votre propos ?
S.D. : Poudreuse est une réflexion poétique qui prend naissance dans le malaise contemporain et cherche à le nommer, le détourer, à en réchapper aussi. Le terme socio-poétique est donc bienvenu, merci ! Le texte déploie la violence de la dislocation, de la perte de soi qui touchent « les gens » – personnage principal du livre – contraints de s’ajuster au système d’injonctions paradoxales qui leur tombent dessus, en avalanche : aller vite et aller bien ; vivre l’essentiel et consommer ; être vrai·e et gérer son image ; être humain·e et ultra-rationnel·e ; rester libre et s’abonner à tout ; éviter d’être instrumentalisé·e et devoir s’adapter ; se recentrer mais dépendre à chaque minute de l’approbation d’autrui, etc. Cette avalanche traverse littéralement le texte : la présence graphique de la neige scande les neuf sections du livre, infiltre les recoins perdus des paroles sans signifiance, menace parfois de tout tapisser d’une blancheur continue. Mais la neige fait aussi office de ponctuation. Sa présence permet de respirer ; les emplacements des flocons ne sont pas aléatoires. Je remercie d’ailleurs Delphine Gauly, qui a réussi la prouesse graphique de les insérer à des moments précis du texte tout en gardant cohérent le design de chaque double page.
Comme vous le soulignez, la neige n’est effectivement pas une entité lyrique. À l’origine de mon livre, il y a d’ailleurs un autre type de neige (ainsi l’appellent joliment ses adeptes) : la cocaïne. Je m’interrogeais sur l’augmentation déjà notable de la consommation des psychostimulants, dont la cocaïne est le chef de file. Ces drogues « propres » permettent d’éprouver une toute-puissance, qui tend à se normaliser et nie en bloc les limites de chacun·e, qu’il s’agisse de travail, de fête, de sexe, de sommeil. J’avais rencontré des consommateurs de neige (quand j’ai arrêté mes entretiens, je n’avais vu que des hommes), j’avais recueilli leurs propos et j’avais commencé à faire cheminer leur parole dans un texte qui explorait les méandres de leur dépendance, ses effets, ses bienfaits, ses conséquences. Activité mentale aiguisée, fatigue réduite, performances intellectuelles augmentées…, les nouveaux junkies que je croisais n’avaient rien des héroïnomanes marginaux des années 70-90. Ils étaient au contraire sur-adaptés ; même si leurs descentes étaient cauchemardesques, ils incarnaient une vie modèle sur l’autel de laquelle ils sacrifiaient dans le plus grand secret leur santé – et pour finir, tout ce qu’ils auraient voulu garantir : leurs amours, leurs famille, leur métier.
Au fil de l’écriture, j’ai fini par m’intéresser à ce que l’abus de substances permettait, à ce qu’il occultait, ce qu’ il autorisait et qui était, en définitive : supporter l’avalanche des injonctions précédemment énumérées – survivre à ce que le profit érigé partout en principe cardinal faisait tomber sans relâche sur les gens. La neige s’est alors mise à devenir autre chose dans mon esprit. Il ne s’agissait plus de décrire un ensemble de comportements dysfonctionnels ni de les rendre sensibles, mais de laisser se dégager un phénomène social (certes non dénué d’effets psychopathologiques) qui m’apparut alors comme un paysage, celui d’un monde enneigé qui devenait de plus en plus blanc, une blancheur dont l’opacité grandissante empêchait de voir le système, donc de s’en extraire pour réfléchir sur lui et non dedans, un système dont la crise était devenue le moteur. Les flocons, leur chute imperturbable se mirent alors à métaphoriser la permanence de cette société « paradoxante » aussi rebutante qu’alléchante.
Le système néolibéral nous drogue massivement. Et comme toute drogue, il détruit ses pourtant précieux·ses consommateur·ices. Je pense là au processus de « merdification » évoqué par le journaliste canadien Cory Doctorow : au nom de la croissance, on laisse dégénérer des services au départ performants tout en transformant leurs utilisateur·ices en rats de laboratoire et/ou en accros définitifs, dans le but de tirer tout l’argent possible de ces interactions malades. Cette pluie de merde (décidément moins lyrique que la neige qui choit) a inondé les services numériques, mais c’est le monde dans son entier et toute forme de vie qui s’y déploie qui subissent à présent les effets d’un type de dégradation qui se généralise.
La neige, que j’adore comme élément naturel (j’ai eu pendant vingt ans une relation avec une île dont la langue – l’islandais – compte une cinquantaine de mots pour désigner le phénomène), la neige donc, c’est joli quand ça tombe, mais ça finit par uniformiser le réel et le paralyser. La neige a cette grande polyvalence imaginaire. Il suffit de voir l’usage que les cinéastes en ont fait : des miracles qu’elle accomplit par exemple avec les premiers pas de Bambi ou en tombant sur Venise dans Nuit blanche de Visconti ou encore sur Cherbourg dans Les parapluies… de Jacques Demy, à l’angoisse qu’elle renforce dans Shining de Stanley Kubrick ou dans l’apocalyptique Snowpiercer de Bong Joon Ho. Elle peut symboliser tous les états, contenir tous les paradoxes.
F.T. : J’ai repéré deux grands ensembles, deux grands univers qui sont aussi métaphoriques, au fil des pages. L’orchestre symphonique et les départements de ressources humaines des entreprises ? Pourquoi avoir choisi ces milieux bien particuliers ?
S.D. : Vous parliez de Schubert dans votre question précédente. J’ai répondu à cette évocation musicale par l’image et le cinéma. Mais le monde enneigé de mon livre est bruyant – le finale du grand concert de l’époque –, comme l’est la mutation à l’œuvre du Dysphoria Mundi de Paul B. Preciado, sous-titré le son du monde qui s’écroule. Je ne peux d’ailleurs pas envisager d’incarner Poudreuse sans musique. Pour lire ce texte, j’ai besoin que l’espace d’abstraction qui s’en dégage soit plein. Je travaille avec le musicien et compositeur Pierre Joslowski à l’élaboration d’une forme scénique que nous présenterons une première fois à la Maison de la Poésie de Paris le 29 avril 2025.
Dans Poudreuse, il est question du temps qui manque, que la communication marketing nous dérobe, du manque de repos économique et numérique, de cadence imposée et d’absence de pause. Cadence et pause sont des termes qui appartiennent au champ lexical du solfège comme à celui de l’entreprise, même si les deux domaines on un rapport différent… à la mesure. « Lorsque nous passons le temps en faisant de la musique quelque chose dans le temps cesse de passer » écrit Pascal Quignard. Là où la musique sait s’arrêter, le productivisme cavale sans respirer. Quand on accélère trop, on finit par bâcler. En musique, la vitesse est plurielle, l’attention au tempo est capitale. Dans le management néolibéral, où l’on va justement parfois plus vite que la musique, la rapidité prime souvent sur la justesse — et toujours sur la justice. Vous le voyez, j’aime les glissements de sens, ce jeu des confusions possibles qui met en lumière ce qui nous tient, nous retient et comment notre temps, nos corps, mais aussi nos mots en sont atteints.
Je ne crois pas avoir choisi ces deux milieux, orchestre symphonique versus départements de ressources humaines des entreprises. Disons que ce qui les lie a découlé du texte qui s’écrivait, le parallèle s’imposant comme une évidence dans les mots : orchestration et coordination, harmonie et cohésion d’équipe, rythme et dynamique de projet, improvisation et réactivité, partition et business plan, chef d’orchestre et manager, performance et… performance. Dans ces superpositions ou ces écarts, j’entendais et voulais faire entendre un désaccordage, entre le monde actuel et les individus qui le peuplent.
F.T. : il y a aussi deux grands groupes de protagonistes, les « solistes » et « les gens ». Et là aussi, inversion des valeurs en quelque sorte. Comme pour la neige, le mot « soliste » fait surgir une idée de prestige, voire de beauté, de talent. Or, dans ce livre, ce sont, n’ayons pas peur des mots, surtout les salauds. Alors que « les gens » (on pense au Petit Nicolas !) ce sont messieurs et mesdames toulemonde, les « enneigés » dites-vous, ceux qui sont asservis, exploités, effacés. Comment avez-vous eu l’idée de ces glissements sémantiques ? Faut-il notamment y voir une dénonciation de ce que nos temps font à la langue ?
S.D. : Les solistes du capitalisme ne me semblent pas devoir recevoir les honneurs – les puissants, porteurs du pouvoir ou des armes, dirigent l’implacable chute de la neige, lui donnant des airs de symphonie harmonieuse pour enrober le vide de leurs propos. Vous parlez de salauds, mais à notre époque, ils ont bons dos, non ? Les narcisses, les cochons, les sadiques, les pervers sont au sommet de leur gloire, même si certains tombent parfois de leur piédestal. Un de tombé, dix de remontés. Il est devenu impossible d’entrer dans les cercles de visibilité et de décision sans employer leurs méthodes. Donc les solistes du système sont, oui, presque à coup sûr des salauds.
Ce n’est pas moi qui fais glisser le sens, c’est le sens qui glisse partout, sans prévenir, depuis quelques temps déjà, en proie à une distorsion exponentielle. On le sait, un mot peut en cacher un autre (relation peut cacher communication, écologie peut cacher marketing, révolution (néolibérale) cache anti-révolution….) On le sait, il y a des activités qui auraient dû cacher leur nom (les métiers de l’influence, l’économie de l’attention). Des personnes en revanche en sont encore à tricher en prétendant par exemple alléger le code du travail. On le sait, il y a des mots absurdes, mais qui ont dû être créés ou importés : autoentrepreneurs, brain rot, créateurs de contenu, fake news… Tout cela sans compter les individus, souvent les mêmes et on n’entend qu’eux, qui disent n’importe quoi : « Une gare, c’est un lieu où l’on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien. » (propos tenus par un soliste, le Président de la République française, le 28 juin 2017). Pire encore, les cadors du solo, comme les trumpettistes (je reprends votre formule du Flotoir), commencent à interdire des mots.
Ces détournements, on les connaît, on les dépiste, on les déteste, ce qui n’empêche, on les répète, on les emploie. Ils sont là, de moins en moins masqués, carrément assumés. Tellement assumés que les gens en oublient de s’inquiéter de cette langue désincarnée. La vigilance baisse. Alors oui, je dénonce ce que nos temps font à la langue, par seulement parce que la langue en souffre, mais parce que certaines façon de la triturer à des fins non poétiques véhiculent des idéologies néfastes voire meurtrières. Eclairer cet abus est une des seules choses que je puisse faire.
Pour finir sur une note positive, je dirais que dans Poudreuse, les gens sont les gens — musiciens lambda de l’orchestre ou spectateurs passifs, réduits à devenir des exécutants soumis à des normes bureaucratiques. Mais pas seulement. Il y a aussi, parmi eux, celleux dont la communauté, faute d’avoir été désignée, ne sait pas vraiment qu’elle existe. Cette communauté s’érige à la fin du livre, dans le nous qui s’empare du texte en même temps que l’écriture inclusive s’y intègre. Cette communauté que Poudreuse espère et appelle est la communauté des inquiet·ètes, qui prennent l’existence au sérieux et qui en ont assez de la neige. Ensemble, iels concentrent une énergie immense, une vitalité à retrouver pour contrer la négation du politique portée par le néolibéralisme. C’est cet espoir que mon texte veut porter et partager.