Grégory Rateau est allé à la rencontre de l’une des poétesses vivantes parmi les plus connues de Roumanie, Ana Blandiana.
Ana Blandiana, une des poétesses vivantes les plus connues de Roumanie, a été interdite pendant le régime communiste ; elle est aujourd’hui devenue un symbole de la résistance pour une jeunesse en colère. Elle tente, pour paraphraser Albert Camus, un autre grand résistant des mots, d’empêcher « que le monde ne se défasse » à défaut de pouvoir le changer.
Grégory Rateau : Jacques André publie aujourd’hui Poèmes résistants, le début d’une trilogie à venir traduite par Jean Poncet. Pour commencer, j’aimerais vous demander en quoi votre poésie résiste ? Et si la poésie peut encore être considérée comme un acte de résistance en soi ?
Ana Blandiana : Le verbe résister a deux significations bien différentes : on peut résister contre quelque chose et on peut résister en soi, rester en vie. Mes Poèmes résistants ont résisté pendant des décennies contre le totalitarisme, les mensonges, les manipulations, mais dans le même temps, et justement pour ça, ils sont restés vifs et ils ont donné voix à la résistance de la majorité silencieuse. Ce n’était pas la première fois que la poésie était utilisée comme une forme de survivance. Dans des conditions extrêmes, quand les gens sentent l’essence même de leur humanité menacée, la force de cette résistance a été non seulement surprenante, mais presque magique. Dans les années 50 du siècle passé, dans les prisons communistes de Roumanie a existé une véritable résistance par la poésie. Il y a, dans le premier Mémorial des Victimes du Communisme du monde, une salle avec les murs et le plafond entièrement couverts par des poèmes faits dans les prisons (absence du crayon et le papier était interdit), gardés dans la mémoire et publiés par l’alphabet Morse, gravés sur les murs. Mais, évidemment, la résistance contre l’histoire est seulement un cas particulier de la capacité de résistance de la poésie. Elle peut résister en soi.
Grégory Rateau : Quel accueil avez-vous déjà reçu en France avec vos précédentes traductions ?
Ana Blandiana : La France est le seul pays européen dans lequel, traduite, je n’ai pas eu du succès.
Grégory Rateau : Vous avez connu le régime communiste, à la lumière de la récente crise politique qui secoue le pays, avez-vous peur que la Roumanie bascule de nouveau dans des régimes autoritaires ?
Ana Blandiana : Malheureusement, cette menace existe aujourd’hui pour n’importe quel pays démocratique européen envahi par des vagues extrémistes antisystèmes, justifiées en partie par les imperfections du système, mais soutenues et manipulées par les grands pouvoirs totalitaires de la planète. Je n’ai pas peur pour la Roumanie plus que pour les autres pays, notre classe politique est trop incapable même pour générer une dictature.
Grégory Rateau : Quelle est selon-vous la place de la poésie et plus précisément celle du poète dans nos sociétés ?
Ana Blandiana : C’est tellement évident que les poètes n’ont pas, et n’ont jamais eu, une place officielle en société, que l’existence des dizaines des poètes par génération dans tous les pays est presque un miracle. C’est clair que notre place n’est pas dans ce monde, mais quelle force d’esprit de croire qu’il y aura un autre monde nommé La Postérité !
Grégory Rateau : Dans votre célèbre poème « Moi je crois », vous comparez les Roumains à des végétaux incapables de se révolter :
« Moi je crois que nous sommes un peuple végétal,
Sinon où prendrions-nous ce calme
Dans l’attente de la défeuillaison ?
Où trouverions-nous le courage
De nous laisser glisser sur le toboggan du sommeil
Jusqu’au seuil de la mort ou presque,
Avec la certitude
Que nous serons capables de naître
À nouveau ?
Moi je crois que nous sommes un peuple végétal –
A-t-on vu jamais
Arbre se révolter ? »
Le pensez-vous toujours car vous êtes souvent dans la rue avec ce même peuple depuis une dizaine d’années pour vous révolter précisément ?
Ana Blandiana : Je ne doute pas que l’histoire a toujours été portée par des minorités intellectuelles et que ceux qui comprennent sont obligés d’être responsables pour ce qu’ils ont compris. En ce qui concerne la rue, malheureusement en Roumanie s’y trouvent maintenant les extrémistes.
Grégory Rateau : Vous êtes également une grande francophile, y’a-t-il des écrivains/poètes francophones d’hier et d’aujourd’hui qui vous ont particulièrement influencée ?
Ana Blandiana : La langue française a été ma première langue étrangère. Adolescente, j’ai lu, j’ai admiré et je suis tombé amoureuse de tous les grands noms de la littérature française jusqu’aux frontières du Surréalisme, qui m’a troublée et m’a inquiétée. Plus tard, j’ai découvert que la poésie ne doit pas briller, mais éclairer. Parmi les écrivains français du XXème siècle, Albert Camus est celui qui a influencé le plus ma formation intellectuelle et morale.
Grégory Rateau : Quand vous relisez vos premières publications, qu’aimeriez-vous dire aujourd’hui à la Ana Blandiana de vos jeunes années ?
Ana Blandiana : J’ai un étrange sentiment en face de mes pages. Celles écrites il y a un demi-siècle et celles écrites hier m’étonnent également. Je ne peux pas croire que c’est moi l’auteur de ces vers, que j’ai été capable de penser tout ça. La distance n’est pas dans le temps, mais entre mon esprit critique et le mystère de la poésie.
Grégory Rateau : Comment avez-vous su préserver votre inspiration, cette flamme de l’écriture, depuis toutes ces années ?
Ana Blandiana : La flamme de l’écriture a toujours existé indépendamment de ma volonté (d’ailleurs j’ai fait des vers avant de savoir écrire, dans la prime enfance) et je n’ai pas été sa protectrice, mais – au contraire – la personne qui l’a empêchée de brûler par d’autres passions et agitations. Par exemple, dix ans après 1989, quand j’ai été mêlée dramatiquement à la vie publique, j’ai écrit très peu de poésie. Elle a été remplacée par des manifestations, des appels, des slogans, dans l’illusion stupide que l’histoire est plus importante que l’histoire littéraire. La plus grande victoire de ma vie a été la force de redevenir seulement écrivaine. Je suis encore en train de récupérer de la décennie perdue.
Grégory Rateau : Un conseil à donner à la jeunesse roumaine qui aimerait comme vous écrire de la poésie ?
Ana Blandiana : La poésie c’est un domaine dans lequel les conseils ne fonctionnent pas, chacun doit découvrir seul la définition des choses.
Extrait du recueil :
NOUS AVONS TOUT
Feuilles, mots, larmes,
boîtes d’allumettes, chats,
tramways quelquefois, queues pour la farine,
charançons, bouteilles vides, discours,
images étalées sur le téléviseur,
doryphores, essence,
fanions, portraits de gens importants,
Coupe des clubs champions européens,
autobus marchant au gaz, pommes refusées à l’exportation,
journaux, pain blanc, huile mixte, œillets,
rencontres à l’aéroport, Cico, bâtons de chocolat,
saucisson de Bucarest, yaourt diététique,
tsiganes vendant des Kent à la sauvette, œufs de Crevedia,
rumeurs, feuilleton du samedi soir,
ersatz de café,
lutte des peuples pour la paix, chœurs,
production à l’hectare, Gérovital, anniversaires,
compote bulgare, rassemblement des hommes du Travail,
vin du terroir qualité supérieure, Adidas,
blagues, gars déambulant sur l’Allée de la Victoire,
poisson surgelé, Ode à la Roumanie,
nous avons tout
Ana Blandiana, Poèmes résistants, édition bilingue roumain-français, Jacques André éditeur, 2025, 320 p., 25€.