Poesibao interroge ici Antoine Dufeu non seulement sur son dernier livre mais sur l’ensemble de son très vaste projet poétique.

Introduction
Antoine Dufeu est un poète, écrivain, éditeur et journaliste, né en 1974 à Laval et vivant à Paris. Il a publié près de vingt ouvrages, notamment Sofia-Abeba (2020), Nous abstraire (2022), Abonder (2010), AGO (2012), Sic (2015), Blancs (2014) et Vinavi Gotov (2009). Titulaire d’un diplôme de l’EDHEC, Antoine Dufeu a été contrôleur de gestion dans une multinationale, puis journaliste dans la presse automobile avant de devenir enseignant en écriture et en édition. Il est fondateur et directeur de la plateforme de recherche et d’édition Lic, forme le duo artistique Lubovda avec Valentina Traïanova. Il a également cofondé en 2015 et codirige avec Frank Smith la revue de poésie RIP.*
Son œuvre semble se développer autour d’une vraie diagonale, la Diagonale du vide. Nous avons souhaité l’interroger sur ce projet et comment Blanchiment, le dernier livre paru, vient s’insérer dans cet ensemble.
Florence Trocmé : Depuis Vinavi Gotov, (mais il y eut quelques autres livres avant) livre quelque peu confidentiel, mais très riche, votre œuvre semble s’articuler, comme par bourgeonnements successifs, autour de ce que vous appelez « La Diagonale du vide » qu’est-ce que c’est que cette Diagonale ? Et quelles seraient les grandes thématiques que votre œuvre poétique compte aborder ?
Antoine Dufeu : « La diagonale du vide » (disons « la diagonale ») est le nom d’un ensemble qui apparaît après plusieurs autres, dont « NHL » — le livre inch’menschen (Mix., 2004) y appartient par exemple — ou encore « Des Viabilités » — les livres Nous (Mix., 2006) ou encore SEnsemble (le clou dans le fer, 2008) y appartiennent). D’autres ont été initiés par la suite, par exemple « CXP », « Licet », « Likilic » mais il présente la caractéristique d’être constitué, à l’exception notable de Vinagi gotov (Mix., 2009), de textes narratifs. Les personnages qui y apparaissent vivent aujourd’hui, dans le monde qui est le nôtre. De fait, ils sont affectés par des phénomènes politiques, économiques, sociaux qui nous touchent.
FT : Pouvez-vous nous dire un peu comment les différents livres que vous avez déjà fait paraître, notamment aux éditions de l’Attente ou MF, chez Nous et au Dernier Télégramme aussi, s’articulent par rapport à ce projet ? Il semblerait qu’il y ait des ensembles et des sous-ensembles et que chaque sous-partie ait sa voix, voir son style poétique propre. Pourriez-vous nous en dire un peu plus ?
AD : Parmi les éditeurs que vous mentionnez ici, seuls les maisons d’édition Nous et MF ont publié, chacune, un texte de cet ensemble, respectivement Abonder (Nous, 2010) et Sofia-Abeba (MF, 2020). D’une certaine façon, Abonder « plante le décor ». Arthur Gonzalès-Ojjeh démissionne de la Goldman Sachs et y vit aventures et mésaventures. Ce livre est écrit en vers libre et est composé de trois tableaux. J’accorde de l’importance à la forme. Il me faut texte après texte trouver une adéquation entre fond et forme. Tant que je ne l’ai pas trouvée, il n’y a pas le début d’un livre, peut-être une intention mais pas davantage. Sofia-Abeba correspond à un extrait du journal intime de Tony Chicane, alors adolescent.e, personnage qui est apparu dans AGO – autoportrait de Tony Chicane (Le Quartanier, 2012). Il se trouve que ce personnage, avant d’émigrer en France, a grandi et vécu en Bulgarie, dans un contexte qui était celui de ce que rétrospectivement l’on peut présenter comme la fin du bloc de l’Est. Des sous-ensembles peuvent effectivement être associés à certains ensembles. Particulièrement dans « la diagonale ». Il y a d’abord eu trois préludes à celle-ci, ensuite un premier sous-ensemble intitulé « Nouvelles du globe » puis un deuxième, « In media res ». Le premier sous-ensemble était placé sous l’angle des nouvelles que l’on donne ou distille. Dans « In media res », l’enjeu est de faire se croiser les différents personnages déjà introduits précédemment et d’en faire apparaître de nouveau, sachant que Blanchiment paru en ce tout début d’automne chez KC éditions initie ce sous-ensemble. J’ai décidé de concevoir des ensembles en référence à la théorie éponyme. Les différents ensembles sont autant de possibilités d’initier des livres, foncièrement des textes sans préjuger de leur devenir, du nombre d’éléments qui les constituent ni même d’un ordre chronologique. À mon sens, si quelque chose de ce que je fais est poétique, c’est cela.
FT : Comment voyez-vous l’évolution de ce projet ? Est-il déjà entièrement programmé ou bien se développe-t-il au fil des rencontres, du temps, des envies exploratrices. Il me semble qu’il y a plusieurs dimensions, autour toujours de l’idée du monde contemporain, tel qu’il est. Il y a une dimension sociale, pour ne pas dire politique. Est-ce cette note-là que vient jouer Blanchiment ? Véritable fresque poétique sur le travail et les violences sociales
AD : Rien n’est à proprement parler pré-déterminé. Chaque ensemble correspond à une intention conceptuelle ou théorique. Celle associée à l’ensemble « Licet » dont Nous abstraire (éditions de l’attente, 2022) est un élément a trait à la licéité et passe formellement par l’emploi du pronom de la première personne du pluriel. Celle de « Likilic » dont un premier livre paraîtra aux éditions du Canoë en 2026 sous le titre Comptes à rebours tient au fait de compter et d’écrire. Pour revenir à Blanchiment, ce livre est le premier de « la diagonale » dans lequel les vies de différents personnages s’entremêlent à ce point, à partir d’expériences liées aux conditions de travail. C’est ce qui explique mon choix de présenter Blanchiment en tant que fresque. Ce livre met en scène plusieurs et même de nombreux personnages dans le sens où certains — je pense ainsi à Arthur Gonzalès-Ojjeh ou encore à Daisy Belle — ne font que traverser le livre. À l’idée de fresque est associée celle de dimension. Ici m’importe moins la question de la grandeur à laquelle se rattache souvent celle de fresque que celle de pluralité des dimensions et, je dirais, la possibilité de porter son regard, son attention, à différentes dimensions des conditions de travail contemporaines, au gré de la lecture, dans un rapport plus ou moins distendu au texte. Cette intention explique l’aspect sous lequel le texte se présente d’emblée : vers (mais s’agit-il ou non d’un vers… libre ?), enchâssement de vers, succession de séquences plus ou moins longues.
FT : Travaillez-vous sur plusieurs livres ou projets de livres en même temps. Votre travail suppose enquêtes et connaissances approfondies de certains milieux (que vous avez fréquentés ou fréquentez encore). Quelles sont vos méthodes de travail ?
AD : J’ai tendance à initier plusieurs livres en parallèle. Du moment que j’ai trouvé l’adéquation que j’évoquais précédemment, alors j’écris et ai besoin de finir le texte. Quant à ma méthode de travail, elle repose sur des lectures et sur des prises de notes. L’écriture de Blanchiment m’a amené à lire des ouvrages de sociologie du travail, lire ou relire des livres, voir des films abordant le thème du travail. Je tiens aussi à maintenir d’une manière ou d’une autre un lien avec le monde de l’entreprise dont le mode de fonctionnement déborde dorénavant le seul secteur privé marchand.
FT : vous avez développé une technique de vers bien particulière, le vers de longueur variable, le VLV. À quelle nécessité a-t-il répondu ? En quoi consiste-t-il ? J’ai noté aussi dans Blanchiment une volonté de brouiller les pistes, en superposant et imbriquant plusieurs discours ? Et un style très hybride, parfois expérimental, où vers et prose se mêlent…
AD : S’il s’agit d’évoquer la façon dont Blanchiment s’est constitué, je dois encore faire référence à Abonder. Je souhaitais que Blanchiment marque un jalon formel équivalent à celui que j’avais tenté avec Abonder. Ne voulant pas renouveler l’expérience du vers libre, j’ai réfléchi à un vers faisant écho à une pratique contemporaine. À partir de quelques lectures mais aussi de ma longue pratique du journalisme sur le web, j’en suis venu à me demander ce que pourrait être un vers de lecture sur un écran d’ordinateur. Que consomme-t-on à l’écran ? De l’information. Je me suis ensuite intéressé au rythme de lecture qui se traduit par le nombre de signes qu’une ligne d’un site d’actualité compte. J’ai constaté qu’il en compte plus ou moins cinquante. Telle est devenue ma mesure : 50 signes. J’ai arrêté mon vers à un maximum de 50 signes. Votre question me donne aussi l’occasion d’évoquer une considération qui a compté dans l’élaboration de Blanchiment. Le texte prendrait une dimension autre en étant édité numériquement, non pas en prenant l’allure d’un fichier au format pdf mais en explorant les possibilités du numérique. Je m’étonne du conservatisme éditorial en la matière. Le potentiel offert par le numérique n’est absolument pas exploré par l’édition, ce qui est déplorable. Je verrais volontiers des jeux d’apparition autour, principalement, des enchâssements, laissés à la main du lecteur ou de la lectrice d’un tel texte. Je veux aussi revenir à votre question relative à la présence de prose dans Blanchiment. Il y a en effet trois passages en prose dans le livre. Ceux-ci correspondent à des textes écrits par les personnages et intégrés à la narration. Je les ai désignés par le vocable « balise ». Une version numérique du livre permettrait de leur conférer une allure différente.
FT : Je lis au dos du livre que Blanchiment est un « roman en vers ». Ce livre appartient à un sous-ensemble que vous nommez « In media res ». Pouvez-vous nous en dire plus ?
AD : Il y aurait dans « In media res » le désir d’esquisser des propositions théoriques quant à des questions politiques, économiques et sociales. Dans Blanchiment, y figurent au moins deux: la paix en tant qu’agir politique, la nécessité de changer la comptabilité qui est la nôtre et dont les principes remontent au XIIIe siècle. La comptabilité, de ses petits noms « en partie double » ou « à la vénitienne » est néfaste, en premier lieu à l’égard de l’humanité, en second de l’environnement.
FT : Il y a, dans Blanchiment, trois personnages, dont les noms sont tout un poème, si je peux me permettre cette boutade. La première s’appelle en effet Ellen Bretton-Woods. Or il se trouve que ces trois personnages correspondent à trois facettes de votre vie, le pôle économiste, le pôle journaliste (automobile) et le pôle enseignant. Pouvez-vous développer un peu ce recours à ce que l’on pourrait presque considérer, vous me direz si je me trompe, comme des hétéronymes ? Et est-ce que pour vous le fait de nommer les figures de vos livres fait partie du processus poétique ?
AD : J’ai des hétéronymes masculins et féminins dont Marius Guérin, les éditions du dernier télégramme ayant publié en 2010 l’un des quatre textes de Guérin, Élans. Aussi ne considère-je pas ces personnages comme des hétéronymes. Tony Chicane par exemple est né femme en Éthiopie, a grandi en Bulgarie, à Sofia, et est devenu homme en émigrant en France. J’essaie, au fur et à mesure des livres, de déployer une existence à ces différents personnages. Quant à leurs noms et à leurs prénoms, j’y accorde effectivement une attention particulière. Ces derniers reflètent je l’espère le mélange des cultures, à tout le moins dans l’espace, européen, dans lequel se déroulent ces fictions.
FT : il semblerait que votre œuvre oscille entre un pôle lyrique (Vinavi-Gotov, par exemple) et un pôle beaucoup plus « froid », analytique, qui utilise la forme poétique pour montrer, voire dénoncer maints aspects de la vie contemporaine, sociale, économique et politique. Non d’ailleurs sans une dimension humoristique, parfois sarcastique. Est-ce une tension, une évolution ? Et il y a aussi une dimension narrative, sans parler d’aspects expérimentaux… Ces dimensions s’expriment-elles tour à tour ? Imagineriez-vous une synthèse dans un même livre ?
AD : Si « la diagonale » existe telle qu’elle existe, si je conçois des ensembles c’est précisément pour éviter toute synthèse, toute velléité de système, d’être tenté de clore. J’entends la manière dont vous recevez Vinagi gotov mais il me semble que, pour m’inscrire dans vos termes, ce livre par certains aspects est également « froid » ou analytique. Au moment de l’écriture ce livre et de ceux qui l’ont précédés, j’étais en pleine lecture de la philosophie de Alain Badiou mais j’avais été également favorablement impressionné par Après la finitude de Quentin Meillassoux. Si Vinagi gotov est l’un des trois préludes, à ce jour, de « la diagonale » c’est aussi parce que, de mon point de vue, ce livre signifie qu’il n’y a pas de système ne serait-ce qu’à promouvoir, ce qui n’est toutefois pas contradictoire avec une forme d’espoir et de joie d’être au monde. Vous relevez une dimension humoristique, parfois sarcastique : je m’en réjouis. L’humour me semble indispensable. J’ai d’ailleurs initié à l’automne 2024 une série d’invitations à lire ou à performer des textes au travers de ma structure Lic que j’ai intitulée « Rire pourquoi faire ».
FT : Vinavi Gotov est un terme bulgare. On me dit que cela veut dire « toujours prêt » ? Est-ce bien cela ? Et par ailleurs, je crois que la Bulgarie est importante pour vous. Pouvez-vous nous dire pourquoi et en quoi ?
AD : C’est tout à fait cela. Les pionniers et pionnières bulgares prononçaient cette formule chaque matin en arrivant à l’école sous le régime communiste. Ici, cette formule est en quelque sorte orientée autrement. Quant à l’importance de la Bulgarie pour moi, elle tient à une rencontre déterminante survenue en 2006 qui n’est pas sans rapport avec le titre du livre. J’ai en effet rencontré l’artiste Valentina Traïanova qui, elle-même, avait déjà à l’époque intitulée une vidéo-performance Vinagi gotof! Le point d’exclamation traduit ici directement la formule, en réalité le slogan que les enfants devaient scander sous le régime communiste
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FT : votre livre parait chez un jeune éditeur, KC éditions (éditions fondées en 2023). Que pouvez-vous nous dire à son sujet ?
AD : KC éditions a été fondée par Silvia Contarini que j’avais eu la chance de rencontrer en amont de la fondation de la maison grâce à Pavel Hak qui a été le premier auteur publié par KC. J’admire les livres de Pavel Hak depuis longtemps. Je peux juste souligner le courage de Silvia Contarini de créer une maison publiant de la littérature de manière indépendante dans le contexte qui est le nôtre.
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*Plus sur Antoine Dufeu et ses activités éditoriales et de revuiste :
Antoine Dufeu a fondé Lic en 2012.
Il a co-fondé en 2015 et a co-dirigé avec Frank Smith la revue RIP.
Il est membre du comité rédactionnel de la revue Multitudes depuis 2015.
En 2017 il a mis en place les éditions de Strate Ecole de Design dont il a été le directeur.
De 2015 à 2018, avec Fabien Vallos il a été co-directeur des éditions Mix. et de leurs collections (littérature, poésie, écrits d’artistes, théorie), co-fondateur et co-directeur du journal faire (2017-2018).
Il a co-fondé et co-dirigé ikko (littérature, poésie et philosophie) avec Christophe Manon de 2002 à 2009 ainsi que la revue MIR (2007-2009).
Revuiste, Antoine Dufeu a participé à la fondation de plusieurs revues ou journaux : la revue MIR (éditions IKKO), la rubrique Périscope (site Caradisiac), la revue RIP (Lic), le journal Faire (éditions Mix.).
En tant qu’éditeur, il a édité des textes ou des œuvres de: [en cours]
– aux éditions Le corridor bleu: Jérôme Bertin, Ivar Ch’Vavar, Louis-François Delisse, « Père » Enfantin, Gustave Flaubert, Pierre Garnier, Bernard Heidsieck, Vélimir Khlebnikov, Julien Offray de La Mettrie, Jean-Luc Parant, Daniel Parrochia, Charles Pennequin,
– aux éditions ikko: Laurent Albarracin, Pierre Albert-Birot, Mehdi Belhaj-Kacem, Jérôme Bertin, Charles-Mézence Briseul, Henri Chopin, el&la, Ferdinand Gouzon, Marius Guérin, Agnès Gueuret, Vassili Malychev, Christophe Manon, Théroigne de Méricourt, Mathieu Nuss, Alex Pou, Alain Robinet, Saint-Just, Gilles Toog, Mao Tsé-toung, Fabien Vallos, Michel Valprémy, Hannah Weiner
– aux éditions Mix: A Constructed World, Marco Assennato, Fabien Vallos, Les écritures bougées (collectif)
– aux éditions Strate école de design: Flore Garcin-Marrou, Vent de liberté (collectif), trois actes de séminaires (collectifs)
mais également en tant que revuiste:
– au journal Faire:
– à la revue MIR: Pierre Albert-Birot, Rémy Bac, Linda Maria Baros, Michaël Batalla, Benoît Casas, Ivar Ch’Vavar, Camille Flammarion, Christophe Manon, Pavel Hak, Nazim Hikmet, Yannick Liron, Quentin Meillassoux, Jean-Luc Parant, Samuel Rochery, Mariane Simon-Oikawa, Jude Stéfan
– à la revue Périscope: Benoît Casas, Yoann Thommerel, Géraldine Barbe…
– à la revue RIP: Jean-Philippe Cazier, Fabien Vallos, Valentina Traïanova, Christophe Fiat…
Antoine Dufeu est aussi traducteur. Il a notamment travaillé sur une traduction en français de The Geographical History of America de Gertrude Stein, à paraître aux éditions MF. Ce travail de traduction s’inscrit dans son activité d’écrivain, poète, éditeur et chercheur.
Antoine Dufeu, Blanchiment, fresque, KC éditions, 2025, 19€
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