Anne-James Chaton, « Sur la terre », lu par Isabelle Baladine Howald


On dirait, on dirait… Isabelle Baladine Howald développe ici quelques-unes des nombreuses raisons qui lui font trouver ce livre splendide.



Anne-James Chaton, Sur la terre, POL, 2024, 164 p, 17 €


On dirait : un livre splendide


On dirait du Virgile dans la traduction de Frédéric Boyer. On dirait un pas régulier, on dirait un homme qui va dîner quelque part et emporte l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien, on dirait son voyage, on dirait le roulement de la terre, le « globe admirable », on dirait le souffle du vent, on dirait un voilier au loin, on dirait un livre vieux et un livre jeune, on dirait les « contrées », ce mot magnifique, on dirait la silhouette de ce marcheur dans le soir contre le ciel. On dirait les saisons, on dirait les arbres hauts et larges comme dans des vieux tableaux de Corot ou de Théodore Rousseau, on dirait les dieux grecs quand ils étaient fâchés, on dirait qu’on perd le monde qui nous avait été confié et qu’on le pleure et le célèbre trop tard, souci souci notre terre, inquiétude inquiétude notre terre.

On dirait lire des extraits de Mbo de Gérard Haller, on dirait tous les beaux livres parus ces dernières années sur les oiseaux de Fabienne Raphoz, de Marielle Macé ou de Vinciane Despret sans oublier ses poulpes, les traces d’animaux de Baptiste Morizot, les plantes de Francis Hallé, les arbres de Peter Wohlleben, les paysages de John Muir et les descriptions d’Elisée Reclus, l’anima des bêtes chez Jean-Christophe Bailly, on dirait cette beauté qui n’est plus seulement en danger mais presque disparue. On dirait le cueilleur de champignons de Peter Handke, on dirait les esprits de Philippe Descola chez les Indiens achuars.
On dirait l’accouplement le plus splendide, parfois l’un meurt – je t’aime tant que je te mange ou je n’en peux plus de t’aimer j’en meurs – mais le plus souvent ils restent les museaux enlacés.
On dirait qu’ils ont soif. On dirait qu’on les chasse. On dirait la violence, la mort. On dirait aussi qu’ils sont malins, rusent et s’enfuient, parfois luttent âprement par désir reproducteur ou pour la survie.
On dirait le chant des fleurs, on dirait les couleurs des fleurs, leur épanchement gracile.
On dirait le travail que fait chacun des minuscules et des mastodontes et des pollens pour cette terre.
Et on dirait cette terre, je l’ai vue devenir ravinée et brun clair, la terre jusqu’ici sombre et grasse. On dirait ce qui pousse, ce qui émerge, ce qui y arrive malgré tout. On dirait que la terre est fatiguée, qu’elle dit : mets-moi sur pause. Laisse-moi me reposer comme le dormeur sous l’arbre. Laisse-moi retrouver mon souffle, laisse-moi, mon sang, mes battements, mon rythme. Laisse-moi tranquille.
L’homme a des bottes de 7 lieues et foule tout sans voir qu’il écrase l’indispensable avec ses sales bottes.
On dirait la rivière qui roulait sur les pierres blanches, et qui n’est plus qu’un filet par intermittences. D’autres rivières deviennent folles et grimpent dans les maisons.

On dirait qu’un homme et un autre se parlent. Plus des convives autour d’une table. On dirait des plats de rois. On se sent chez les Romains.  Les invités ne sont pas toujours d’accord, chacun vante son métier et ses bienfaits. Les hommes sont vaniteux. Les bijoux sont somptueux.
Puis le poète va dormir, il y a les étoiles de Dante, les animaux qui parlent, Pline l’Ancien (et La Fontaine) sont contents.

Le livre qui me bouleverse tant, c’est Sur la terre d’Anne-James Chaton, c’est une splendeur.

Isabelle Baladine Howald

Anne-James Chaton, Sur la terre, POL, 2024, 164 p, 17 €
Sur le site de l’éditeur


La traduction des Géorgiques de Virgile par Frédéric Boyer est parue chez Gallimard en 2018 sous le titre Le souci de la terre.


« Quand l’eau vient à manquer
Il s’engendre des animaux aux formes variées
Car tous attroupés au bord de la seule rivière
Ils s’adonnent à des transports contre nature
Comme un chien avec un tigre
Un mulet une jument
Une lionne et une hyène » (P 41)

———

« Ces animaux sont si petits
si proches du néant
pourtant certains mesurent plus de trente pieds
et aucune autre bestiole n’a davantage de pattes.
Ils ont une voix terrible
et proportionnellement si forte
des ailes si finement attachées
des pattes allongées
des dents acérées propres à se ficher en tout
des dards affutés pour qu’ils perforent les peaux
à la fois pointus pour piquer
et tubuleux pour aspirer. (P 65)

———

Je contemplais la rayonnante Mercure
quand je distinguai volant dans son sillage
un groupe de grues criant leur « kroo » si singulier.
Les échassiers bavardaient en plein ciel
pour savoir quand ils devaient partir
et quel chef conduirait la colonne
enguirlandant le dernier arrivé.
Ils semblaient connaître leurs noms
et s’appelaient par leurs surnoms.
Je tendis une oreille curieuse
et je perçus au loin comme un murmure.
J’écartai de la main un buisson épais
et qu’elle ne fut pas ma surprise
de voir un coq et un chien deviser ensemble.
Ils avaient l’air de très bien s’entendre.
Mes yeux s’habituaient peu à peu à la pénombre
je devinai autour d’eux des complices
toute une ménagerie s’activait
un oiseau imitait le mugissement des vaches
un autre simulait le hennissement des chevaux
un serpent aboyait
des porcs couraient affolés en tous sens
ils avaient reconnu la voix de leur gardien. » (p 161)